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Diamant noir

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LXIV

Nora, de son côté, trouvait Guy vraiment trop inquiet, se plaignait qu'il la tourmentât avec mille chimères, mais c'est par là que, sans y mettre d'habileté, il la séduisait sans cesse, qu'il allait la tenir en haleine, renouveler en elle à toute heure cet espoir de faire, au cœur de l'aimé, des découvertes nouvelles, cette curiosité d'amour, qui seuls retardent les satiétés, empêchent les dégoûts... Certes elle n'était pas faite pour l'amour monotone. Élevée dans les tempêtes, elle désirait parfois, comme le mousse des navires de légende, le repos sur la terre ferme; mais à peine à terre, elle aurait eu la nostalgie des tourmentes, des horizons mobiles, perdus et toujours fuyants.

Ce qui, par-dessus tout, avivait les jalousies de Guy, c'était le silence où elle semblait s'être retirée de parti pris, depuis la grande effusion dans laquelle elle s'était donnée tout entière.

Vainement il l'interrogeait sur elle-même. Elle répondait par monosyllabes, éludant toutes les questions.

Cette réserve absolue irritait le malheureux. Il aurait voulu on ne sait quelle confession générale qui lui aurait livré tout le passé de cette âme si jeune et déjà si profonde. Cette âme, il aurait voulu l'explorer en tous sens, à sa guise, à toute heure, y visiter les plus obscurs recoins, la connaître comme un autre soi-même, bref, y régner.

Mais les grandes effusions jamais ne revinrent. Ce qu'il possédait, c'était bien, de toutes manières, un trésor enfermé.—On ne lui donnait ni les moyens, ni le droit de le voir, de le compter pièce à pièce... Et cependant les jours, irréparablement, fuyaient...

—Pourquoi est-elle si muette? Qu'a-t-elle donc à me cacher?

Et il imaginait parfois un Jacques, un Gottfried, un Louvier, ou quelque inconnu, plus heureux que lui-même, avant lui... Alors il désespérait, ne croyant pas qu'il fût possible de s'emparer complètement d'une âme engagée sitôt en de tels souvenirs premiers...

Pourquoi se taisait-elle? C'est que, bien vite, elle avait compris ce qui déplairait à Guy, dans l'histoire de sa petite existence personnelle. A quoi bon exaspérer les jalousies de son bien-aimé en lui racontant en détail ses promenades libres avec Jacques, et surtout les vulgaires et malsaines conversations de Gottfried, ses théories corruptrices, ses entreprises de faune qui, maintenant encore, la faisaient rire au lieu de lui faire horreur? Elle sentait bien qu'aux leçons du philosophe pessimiste, elle avait perdu quelque chose, et craignait de s'amoindrir en l'avouant. L'idéal de Guy (naïf! qui croyait aux amours durables!), son goût pour la justice, pour l'honneur et la probité,—qu'il avait su servir jusqu'à sacrifier sa haute situation dans les affaires publiques, était si loin de l'idéal que son professeur velu définissait: «la vision égoïste et solitaire des plaisirs que l'on souhaite!» A quoi bon conter certaines choses à qui devait en souffrir, peut-être jusqu'à s'éloigner d'elle? Elle éprouvait d'ailleurs quelque peine encore à admettre les belles idées de son Guy. Cette enfant trouvait cet homme un peu bien sentimental, chimérique, puéril dans sa conception de la justice, de l'amitié, de l'amour. Maître Gottfried l'eût qualifié de «jobard» en excellent français. Cette amoureuse, à la fois dévouée et indépendante, n'acceptait pas son Guy tout entier.

Les leçons de Gottfried avaient agi fortement sur son cerveau tout jeune, tout malléable. Le pesant raisonneur lui avait soufflé un tel esprit de négation, que, malgré l'amour, elle discutait encore en elle-même les générosités de Guy. Voilà le fond des résistances qu'il ne s'expliquait pas complètement. Elles s'ajoutaient aux rébellions d'une nature de sauvage que rien n'avait domptée, qu'on n'avait jamais courbée à l'obéissance...

Puis, quand elle commença à porter la marque de Guy, à retrouver en elle, par instant, des pensées qu'elle reconnaissait comme venant de lui,—alors, elle ne voulut pas avouer sa défaite, l'orgueilleuse petite femme.

Enfin,—raison suprême des silences de Nora,—cette enfant bizarre, si prompte à courir demi-nue sur les plages libres, en plein soleil, cette petite fiancée, qui s'était d'elle-même offerte, chez qui l'époux n'avait trouvé ni hésitations ni étonnements, cette ardente faunesse ignorante des pudeurs physiques, avait une invincible pudeur d'âme, dont Guy était loin de se douter! Elle aurait voulu quelquefois dire à l'aimé bien des choses très jolies, très douces, nuancées, qui s'exprimaient avec des mots dans le secret d'elle-même... Une honte singulière la retenait. La phrase, flottante sur ses lèvres, retournait vite au silence de son cœur, comme effarouchée. Montrer son âme, elle ne le pouvait pas. Cette idée seule lui inspirait une sorte d'effroi. Elle l'avait livrée un jour, un seul jour, mais c'était dans l'oubli du désespoir, comme les femmes noyées livrent leurs corps.

Maintenant, elle s'était reprise. Elle sentait bien qu'elle faisait du chagrin à Guy, et ne pouvait s'en empêcher. Les mots par lesquels s'exprime le sentiment avec ses variations, lui paraissaient d'ailleurs si difficiles à assembler! Cette romanesque avait peur de faire des phrases de roman... Si elle allait y être gauche, maladroite, paraître prétentieuse! S'il allait se moquer d'elle! Certes, elle était plus sûre de la pureté de contour de ses mignonnes épaules, que de la correction de sa phrase. Et, malgré son grand désir de plaire au bien-aimé, elle lui cachait, la plupart du temps, les meilleurs mouvements de son âme, dont elle avait honte parce qu'elle avait appris à n'estimer que les idées prétendues positives.

Toutes les autres provoquaient son ironie. Son sentiment, avoué une fois pour toutes, la violence, les infinis ondoiements de son amour,—bien qu'elle en éprouvât dans son cœur la réalité quotidienne,—lui semblaient des choses un peu folles dès qu'elles s'expliquaient au moyen des mots; des choses qu'il fallait cacher à celui-là même qui, en les exprimant pour son compte, la charmait!

Un jour, Guy lui reprocha plus vivement que de coutume son mutisme obstiné.

—Je ne sais plus rien de vous! Vous ne me parlez plus, Nora. Suis-je aux côtés d'un spectre? que se passe-t-il dans votre cœur? Ce mystère m'est plus précieux encore que votre personne... Si vous ne me donnez que celle-ci, si vous reprenez votre personne morale, si vous séparez l'une de l'autre, que faites-vous de celle qui ne m'appartient pas? Où êtes-vous? A quoi pensez-vous lorsque, pressée entre mes bras, vous demeurez obstinément silencieuse!... Vous ne savez pas aimer, Nora! Vous n'êtes pas mienne!

Une heure après, comme il était dans sa chambre, elle lui fit porter, à l'heure du courrier, en même temps que ses journaux, une lettre.

... Ils ne s'étaient jamais quittés. C'est la première fois qu'elle lui écrivait! Il lut, en souriant de bonheur:

«Pourquoi, mon Guy bien-aimé, me forcez-vous à vous dire des choses que vous devriez savoir, dont vous devriez être sûr? Ne suis-je pas allée à vous de moi-même? Croyez-vous que je n'aie pas su ce que je faisais?... Oui, j'ai parlé une fois sans réserve... Il le fallait alors, puisque, sans cela, vous m'auriez échappé! Ce jour-là je vous ai donné toute mon existence. Que voulez-vous de plus? Je vous l'ai donnée de tout mon cœur, parce que je vous aime,—de ma volonté absolument libre,—influencée uniquement par mon amour. Oui, j'ai voulu être la seule et unique nonne de votre couvent cloîtré. Je l'ai voulu. Quel meilleur emploi pourrais-je faire de ma vie, que de vous la consacrer? Je vous ai dit, un jour où vous vouliez vous en aller de moi, que je vous aimais, je l'ai dit, et mon cœur ne changera plus. Cependant vous doutez toujours, vous doutez de mon cœur, de mes sentiments, de mes résolutions. Et pourquoi, Guy? parce que j'ai reçu une éducation mauvaise dont je ne suis pas responsable; parce que j'ai été malheureuse toute petite, et que j'ai appris de bonne heure à me défendre par la fausseté, par les mensonges et au besoin par l'insolence, la révolte et la menace. Mais tout cela, mon Guy, a cédé devant vous. Vous êtes le maître. Comment faites-vous donc pour en douter, ô mon cher malade d'amour?

«Vous vous y prenez souvent très mal avec moi, Guy, quand vous voulez une chose... Vous répétez trop de fois les mêmes reproches; cela, à la fin, impatiente, irrite, et je fais alors,—bien malgré moi, Guy,—tout le contraire de ce que vous voudriez, de ce que je veux avec vous, pour vous. Je vous l'ai dit: il y a des choses plus fortes que moi. Arrangez-vous pour être plus fort qu'elles! Pourquoi n'avez-vous pas confiance en vous? je ne connais rien de plus exaspérant parfois!... Souvent il arrive,—comme j'ai un diable,—que je ne peux pas résister au plaisir de discuter vos idées... Je ne le ferai plus, je vous promets, du moins dans la limite du possible; je m'appliquerai à être une chose soumise et résignée. Seulement il y a des moments où je ne peux pas.

«Guy, Guy, Guy! mon Guy adoré, vous êtes méchant. Vous doutez de mon cœur, de mon amour, de l'amour de Nora, vous en doutez, Guy! Quelle vilaine imagination il a, mon Guy! Il doute toujours et encore; il ne veut pas croire que sa petite est à lui, à lui toute, comme elle ne pourrait pas l'être plus! et mon Guy croit qu'un pareil amour se renverse et finit pour un rien! Mais, mon Guy, vous me feriez tout ce qu'on peut faire de vilain,—que je vous aimerais encore toujours de même, au nom du passé que nous aurions eu ensemble, des douceurs, des tendresses infinies que vous m'avez données; et mon Guy peut croire que l'on oublie tout ça, comme un oiseau qui part... mais même les oiseaux reviennent toutes les années au nid... Alors, vous voyez? Moi, je sais bien: vous n'avez pas eu dans votre jeunesse de grand bel amour. Et toute la sève d'amour vous est restée, et voilà, alors, mon Guy est emporté, mon Guy est violent. Moi, je n'ai pas vingt ans, et j'ai vécu, j'ai souffert beaucoup. Quand j'avais douze ans, j'ai voulu mourir, et je vous ai dit pourquoi; parce que mon père embrassait Marthe... je l'avais vu! j'étais jalouse, jalouse comme si ma mère avait senti par mon cœur! j'ai donc souffert autant et plus qu'une femme trompée; j'ai souffert, Guy, et vécu beaucoup plus que bien des vieilles femmes. Alors, vous, vous êtes un commencement d'automne avec des ardeurs de printemps; moi, je suis le printemps avec des mélancholies douces et tristes d'automne. C'est pour ça, voyez-vous, que nous nous aimons si bien, tant et tant et si fortement, quoique vous sembliez croire que je ne comprends pas.

«... Voyez-vous, mon Guy, il faut m'aimer bien; moi, je vous ai donné mon cœur, je vous l'ai donné, donné, à vous, à mon Guy, pour toujours.

«Toujours, ça contient tout, ce petit mot, toujours... Je vous embrasse de toute mon âme,

«Votre petite Nora,
qui vous aime comme un goéland aime la mer et le ciel.

«P.-S.—Et puis, moi, j'aime mon Guy plus que tout, et je suis à mon Guy comme un singe enfermé est à sa prison, comme un bateau en voyage est à la mer, comme une fleur du jardin est à la terre, comme une mouche qui vole est à un oiseau qui passe, comme une étoile est au ciel, comme un chien est à son maître, comme une souris attrapée est au chat qui la mange.

«Je suis le petit singe à mon Guy, le petit bateau, la petite fleur, la petite mouche, la petite étoile à mon Guy, le petit chien, la petite souris, la petite fille à mon Guy, toujours, toujours, toujours, toujours.»

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