← Retour

Diamant noir

16px
100%

XLVIII

Le lendemain, vers le soir, Nora, que Guy a évitée tout le jour, le suit dans le parc, et l'appelle.

—Monsieur Guy, je vous cherchais....

Il fait face à l'ennemi.

—Moi aussi, dit-il.

Et brusquement:

—Je pars demain.

Elle demeure toute saisie et muette. Pour la première fois il la voit tremblante et intimidée. Elle a pâli. Il fait un effort sur lui-même; il veut, d'un seul coup, arracher de son propre cœur et du cœur de cet enfant, l'amour qui germe.

—Vous serez heureuse, dit-il, vous épouserez monsieur Louvier.

Il y a de l'amertume dans ces paroles. Ce n'est pas là ce qu'il fallait dire, il le sent bien. Sa jalousie se trahit. Un sourire triste, très fin, naît aux coins des petites lèvres serrées de Nora.

—Je comprends, poursuit-il répondant à ce sourire. Vous avez cru, hier soir, que j'avais renversé votre coupe exprès, pour vous empêcher de porter cette santé?

Nora relève avec lenteur ses grands beaux yeux vers Guy. Il y voit clairement la question qu'elle se pose: «Est-ce que Guy va mentir?» Et Guy renonce au mensonge qu'il préparait.

—Eh bien, oui, je l'ai fait exprès, dit-il, mais pas du tout comme vous croyez, car (pensez-en ce que vous voudrez), ma volonté consentie n'y était pour rien! La vérité, c'est que je ne veux pas vous aimer. Je sens que cette minute où nous voici est grave.... Toute la vérité, je vous la dois, si dure qu'elle vous paraisse.... Le bonheur de votre vie dépend de ce moment-ci peut-être. Eh bien, ma pauvre enfant, vous ne m'inspirez pas la confiance qu'il faut. Quand on prétend aimer un homme tout de bon, on n'a pas avec un autre les familiarités que vous avez depuis trois jours avec ce jeune Louvier, qui est beau, j'en conviens, et riche,—et parfaitement digne de vous plaire. Donc, soyez heureuse, mais laissez-moi, je vous prie, en repos.—Du reste, pour couper court à tout ce petit roman,—je vous répète, ma chère enfant, que je pars demain. Voilà pourquoi je vous cherchais, moi aussi; je voulais vous l'annoncer.

A mesure que parle son ami, à mesure que la réprimande devient plus sévère et plus froide et surtout lorsqu'elle entend le mot de départ, Nora sent monter en elle toute la violence de sa passion, désir, espoir et crainte. Son petit cœur bat très fort. Ses lèvres sont très pâles; ses yeux, grands ouverts et fixes, enveloppent Guy d'un regard d'appel suprême, de possession désespérée. Il lui semble qu'elle se noie, et elle veut vivre!... Elle va s'attacher, s'accrocher, s'enrouler à lui!

—Vous partez? interroge-t-elle enfin, lentement, d'un air de ne pas croire encore à cette chose monstrueuse.

—Oui, dit-il avec calme, demain soir.

Alors, brusquement, d'un ton d'enfant gâtée, qui ne veut pas, et qui cherche à convaincre par un reproche caressant:

—Il ne faut pas, dit-elle, ce serait mal... très mal....

Elle ajoute après un silence:

—Tout serait perdu!

Puis, sans transition, emportée par l'onde soudaine des sentiments tumultueux qui s'accumulent dans son cœur et le débordent, elle dit, d'un ton net, tranchant, impérieux:

—Il ne faut pas, je t'assure.

Elle le tutoie, tout à coup, comme autrefois.

—C'est impossible, impossible! C'est impossible! Il ne faut plus me laisser toute seule!... je vais t'expliquer... Viens ici, écoute!

Elle lui dit «tu» involontairement, comme elle lui a dit «tu», l'enfant sauvage, il y a huit ans, à ce même Guy, la première fois qu'elle l'a vu... Quelque chose de plus puissant que tout, sort, en ce moment suprême, de ses regards, de ses moindres gestes... Quand ce ne serait que par pitié, il faudrait maintenant l'écouter, lui obéir....

—Viens ici! Ecoute, dit-elle. Je vais t'expliquer.

Et Guy la suit, charmé, séduit, étonné, fou.

Elle le conduit dans un taillis épais. Sous les troènes et les arbousiers, un banc est caché. Elle fait un signe. Le voilà, docile, qui s'assied près d'elle.

—Écoute! dit-elle, agitée et grave à la fois, et toujours plus pâle.

Sa voix, à mesure qu'elle parle, se précipite. Cela devient de la volubilité. Elle voudrait tout dire en même temps. Elle vide son cœur, tout entier, dans un cœur ami, pour la première fois de sa vie. Elle veut tout montrer, tout à la fois, le passé, le présent, tout le bon et tout le mauvais. Elle se donne.

—Écoute, je t'ai menti... Gottfried m'embrasse souvent, mais il me fait horreur... Si je l'ai laissé faire, dans les commencements, c'était pour pouvoir le faire aller, tu comprends?—on s'ennuie tant ici, des fois!—Je voulais le commander à ma guise—mais il me répugne,—tu comprends bien?... Tu ne vas pas croire autre chose, n'est-ce pas?.. Ce serait atroce!

Guy écoute, tout pâle. Il tremble un peu.

Elle poursuit, avec une volubilité toujours plus grande, de l'air affairé des enfants qui ont beaucoup de choses à dire et qui semblent regarder avec leurs yeux, dans l'espace, les images qui se succèdent rapidement dans leur pensée:

—Pour Jacques, c'est un bon petit, il m'aime comme un chien... oui, je l'embrasse, et de tout mon cœur encore! lui aussi m'embrasse; c'est comme un frère. J'étais si seule, si malheureuse, depuis la mort de Jupiter! Voilà, je dirai tout. Mon père ne m'a jamais aimée, depuis la mort de maman. Un jour, il m'a repoussée, renversée à terre, blessée! J'avais huit ans, ma mère venait de mourir, je n'ai rien compris à tout ça... Les hommes sont méchants. Mon père embrasse Marthe; il l'épousera, tu sais!.. Tu as compris ça, toi, du premier coup et tu m'as défendue, un jour, il y a huit ans. Tu as peut-être empêché bien des choses. Est-ce que tu as pu croire vraiment que j'avais oublié?... Non, non! Je me rappelle tout, tout de toi, tu entends,—tout! Tu as été bon, je sais. Tu es bon. Et tu es fort. Je t'aime. Et voilà tout. Pourquoi ne veux-tu pas de moi, dis? Je t'aimerai tant! Je t'aime tant, déjà! Tu vois, je dis tout... Je t'ai menti, c'est vrai, l'autre jour... Je mens, d'habitude, à tout le monde, mais personne ne le voit: on est trop bête! ou bien personne ne prend la peine de me gronder, parce qu'on ne m'aime pas!... Toi, tu grondes, tu es bon, je te dis, je le sens, va, je le vois, et tu es fort... J'aime la force, comprends-tu? Jupiter était fort et il était bon. Ah! si papa m'avait aimée! mais il ne m'aime pas; j'ai eu beau chercher, je n'ai jamais su pourquoi. Est-ce que c'est juste? Les enfants, on ne leur dit rien, et ils souffrent de tout. C'est injuste. Et c'est mauvais. Veux-tu m'aimer encore, dis, comme tu m'as aimée il y a huit ans? je serai si sage! Je t'obéirai, à toi, oh! à toi seul! jamais aux autres, jamais! mais à toi, oh oui, à toi seul! si tu le veux... Oh! Guy, Guy! veux-tu? dis que tu veux bien!.. Tu seras mon père et ma mère, mon dieu, mon maître et mon tout!

Guy ne répond pas. De grosses larmes coulent sur ses joues.

—Tu pleures? lui dit-elle, je savais bien que, lorsque je parlerais, tu comprendrais... ce que je ne comprends pas moi-même... Alors, tu m'aimeras bien, dis? je serai ta petite fille à toi, à toi, rien qu'à toi. Je ne suis à personne. Je serai tienne. Tu feras de moi ce que tu voudras. Et ce sera bon.

Et plus bas, tout bas:

—Tu es le maître, je t'obéirai.

Mais tout à coup, elle plonge sa tête dans la poitrine de Guy, et elle se lamente dans un grand désespoir:

—Pardon! pardon! je ne le ferai plus, bien sûr. J'ai été méchante avec toi, pardon!..

Il faut croire qu'un remords l'obsède, car d'une voix plus désespérée, elle crie:

—Oh! plus méchante que tu ne crois!

Alors, Guy n'y tient plus et, la serrant à pleins bras:

—Mon enfant! mon enfant! ma chère petite! calme-toi,... je t'aimerai bien... mais tu ne peux pas être ma femme... comprends-moi... je suis un trop vieil homme pour toi, pour une enfant si petite... mais je t'aimerai bien, va, je t'aimerai...

Elle, alors, toute blottie contre lui, d'une voix de prière adorable, qui monte vers lui avec l'humide regard de ses yeux:

—Oh! Guy! Guy! aime-moi tout de suite!

—Eh bien, oui! pauvre et chère enfant, oui, je t'aime, certainement.

Et il baise ses beaux cheveux.

Mais aussitôt, d'un bond, Nora s'est relevée. Elle a frappé du pied, elle a tordu ses mains. Elle baisse la tête.

Et d'une voix sourde, avec ses belles notes basses:

—Non! non! ne m'aimez pas, Guy! ne m'aimez pas... Il ne faut pas m'aimer! je n'en suis pas digne! je viens de voler votre amour! Oh! si vous saviez! je n'ai pas tout dit!... je n'ai pas tout dit!

Elle tombe à genoux devant lui et cache son visage dans ses deux mains.

Ses mains petites, Guy veut les écarter, mais toute sa grande force n'y parvient pas, parce qu'il a peur de lui faire mal. L'enfant s'est roidie, et résiste, invincible.

—Allons, Nora, ma petite Nora, calmez-vous, calmez-vous, je vous pardonne d'avance. Ne dites rien, si c'est trop pénible à dire; votre bonne volonté, Nora, me suffit. Je vois tout votre petit cœur; il est bon, Nora, je le sais..

—Non! non! il n'est pas bon! Vous ne savez rien!... Et quand vous saurez tout, vous ne voudrez plus m'aimer, plus jamais! C'est affreux, affreux!.. Mais je vais tout vous dire, tout... Voyant que vous ne vouliez pas de moi, j'ai fleurté, comme vous avez vu, avec ce jeune homme. C'était d'abord pour me venger, pour vous faire de la peine, et puis... et puis...

Elle suffoque. Et, s'exaltant toujours davantage à mesure qu'elle voit la gravité des choses qu'elle confesse:

—C'est honteux... honteux! affirme-t-elle avec une violence extraordinaire... Oui, c'est vil et honteux... Il m'a embrassée!.. et ce ne serait rien, s'il ne m'avait pas embrassée... comme vous l'autre matin... comme vous, Guy, comme vous!

Elle sanglote.

—Oh! Guy! Guy! Si vous aviez su cela, il y a quelques minutes, vous n'auriez plus voulu de moi, vous! Je vous ai volé vos caresses, j'ai voulu voler votre amour... Est-ce que vous me pardonnerez jamais?...

Guy est très grave, très malheureux,—content aussi.

—Je vous pardonne, dit-il doucement, je vous pardonne, Nora. Au fond, pauvre enfant, vous êtes bonne, je vous assure...

—Non, non! murmure-t-elle irritée, sombre, pleine de colère contre elle-même. Non! je ne veux pas vous tromper... je suis méchante, voyez-vous... Et je le serai peut-être encore, parce qu'il y a des choses plus fortes que moi... Mais vous serez encore plus fort, vous, n'est-ce pas?... Vous serez sévère, pour me rendre bonne tout à fait et digne de vous! Vous me punirez, dites, mon Guy?... Il le faudra... Il ne faudra pas me manquer, entendez-vous! Il faudra être juste toujours, mais toujours fort,—vous entendez?—comme on n'a jamais été avec moi... Ceux qui punissent, ceux-là aiment.


Ils se serrent l'un contre l'autre, dans l'ombre de la nuit qui monte, et qu'éprouvent-ils tous les deux, si ce n'est pas là de l'amour?

Chargement de la publicité...