Diamant noir
LXV
FRAGMENT DU JOURNAL DE GUY.
Après avoir lu sa lettre, j'ai couru vers elle; je tenais la lettre à la main.
—Elle est jolie, jolie, Nora, votre grande lettre.
Et je commençais à lire tout haut, mais elle a crié:
—Non, non! tout bas, tout bas!... et pas devant moi, pas devant moi!
J'ai ri, et refusé d'obéir. Alors, elle s'est emparée de la lettre. Il a fallu gronder, exiger... Elle me l'a rendue toute froissée.
—Voyons, ma chérie, pourquoi vous refusez-vous tous les jours à me dire, à me donner de votre bouche, ce que ce papier m'apporte: l'expression de vos sentiments profonds?
—Je ne sais pas! je ne veux pas! criait-elle avec ce ton d'enfant gâtée, mal élevée, sauvage... dont j'enrage, et qui lui va si bien.
Tout à coup, j'ai dit:
—Tenez, lisez-moi cela vous-même.
—Non! oh, non!
—Comment! toujours du refus, Nora? Ah! qu'il est facile, paraît-il, de donner ses lèvres, ses bras!—mais sacrifier un peu de son orgueil, donner son âme, vouloir ce que veut l'ami, non! c'est trop, cela!
—Et pourquoi ne pas vouloir, dit-elle, ce que moi je veux?
—Parce que je suis l'homme, l'époux, le grand aîné, la volonté qui dirige; je sais où je vais, j'ai quelque chose à faire de vous, et ce sera peut-être une bonne, une heureuse petite maman. J'ai besoin de connaître ce qu'il y a sous votre front, et même de quel style vous écrivez. Allons, lisez-moi cette lettre.
—Pourquoi, fit-elle, Guy? c'est seulement pour me tourmenter, puisque vous l'avez déjà lue?
—Je la comprendrai mieux, lue par vous, Nora.
—Non, non!
—Encore!
—Non, je vous en prie... Non, je ne veux pas... Un autre jour!
—Eh bien, soit, lui dis-je en caressant de la main ses beaux cheveux (et j'entendais que ma voix aussi la caressait); soit, enfant chérie, je ne veux pas trop vous demander. Cette promesse me suffit... Un autre jour.
J'étais très ému, je sentais mes yeux se mouiller. Elle a vu mes yeux humides, et alors:
—Tout de suite, si vous voulez, Guy.
Elle a lu, de sa voix cristalline, lentement, timidement. On eût juré qu'elle épelait... Oh! la jolie écolière d'amour! Sa voix a hésité surtout quand sont venus les passages où elle parle de printemps et d'automne, d'oiseaux et de mélancholie, avec un h.
—Pourquoi avez-vous hésité, Nora?
—Cela me semble ridicule, Guy. Ça n'est pas vrai, d'abord, ce que je dis des oiseaux. C'est bête. Le reste aussi. Ce n'est pas assez simple, j'ai voulu trop bien faire, mon Guy... Et puis... je crois bien que j'ai mis tout cela pour vous plaire, car je n'ai pas de mélancolie, moi... Je suis contente ou mécontente, et calme ou en colère,—mais, non, en vérité, je n'ai point de mélancolie... J'aime bien mieux le post-scriptum, qui est un enfantillage, pour vous faire sourire. (Sur le mot enfantillage, elle a pris un air sérieux, des plus comiques.) Vous comprenez tout de même ce que j'ai voulu dire avec toutes ces belles phrases. J'ai voulu dire que j'ai connu des tristesses qui me rapprochent de vous... Vous m'aimez si tristement!... Pourquoi si tristement, dites, mon Guy? je ne pourrai donc pas vous rendre heureux, jamais?
J'étais charmé. Mon caprice, peut-être absurde, me devenait une joie suprême.
Je l'ai remerciée. Remerciée de s'être, pour la première fois, sans emportement, livrée à moi, d'âme, d'esprit, tout entière. J'ai parlé avec émotion, entraîné.
Et,—le voilà, le miracle!—à mesure que je parlais, ses yeux toujours si hardis se sont baissés; les paupières,—presque toujours immobiles,—ont palpité; une rougeur a coloré ses joues. C'était un exquis spectacle... Pour la première fois, j'avais l'impression de voir en elle une vierge, la vierge, confuse, heureuse, hésitante, pudique, aimante, donnée et retenue, étonnée de ne plus être à elle-même.... Je soulevais un voile—non pas physique, bien mieux que cela!—et je voyais un peu du mystère intime, le plus fuyant, le plus caché à elle-même, un peu de l'âme toute nue!
Je le lui ai dit avec un emportement sourd, contenu involontairement, j'étais enchanté, ivre d'un bonheur d'adolescent, frémissant d'une joie virile, profonde. Ève était là, revenue pour moi. Je me suis mis à genoux devant elle. Ses petits cheveux échappés s'en venaient sur ses joues; ses lèvres boudaient un peu mon triomphe, heureuses pourtant de sa défaite; ses mains s'abandonnaient; le feu de ses yeux brillants nageait dans une tendresse humide... En vérité, qu'elle était supérieure à elle-même, ainsi reprise et vaincue par la Puissance! Et je pensais: «Enfin, te voilà! je touche à un point d'âme, en toi, que nul n'a touché avant moi! J'y suis donc arrivé! c'est une minute délicieuse. Laisse, que je la boive à mon aise, bien doucement, savoureusement... Enfin, tu es mienne comme je l'ai voulu! N'oublie jamais cette minute. Ramène-la-moi, si tu peux... Non, tu n'as pas eu ces pudeurs aux paupières abaissées, le soir où tu devins ma petite épouse, chère audacieuse... Et maintenant te voilà frémissante sans audace, comme soumise, et vraiment timide.»
Oui, j'ai été et je suis heureux, bien heureux de cette minute. C'est la première qui ait été nuptiale.