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Diamant noir

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LIV

—Monsieur de Fresnay fait demander à mademoiselle si mademoiselle serait disposée à causer un instant avec lui.

Ainsi, le lendemain, parlait, debout au seuil de la chambre de Nora, le mari de Catri, Antoine, valet de chambre.

—Où est monsieur de Fresnay? répondit gravement la petite demoiselle.

—Monsieur de Fresnay attend au salon la réponse de mademoiselle.

—Dites à monsieur de Fresnay que je descends le rejoindre dans cinq minutes.

Antoine sortit. La toute petite se haussa sur la pointe des pieds pour voir, dans la glace de la cheminée, un peu plus d'elle-même, passa ses deux mains mignonnes sur ses cheveux noirs, lança à son propre regard le regard profond de ses yeux, sourit à son image comme l'augure à l'augure, et descendit le large escalier de marbre avec une dignité calme que rendait très gentiment comique l'exiguïté de sa personne.

La solennité de l'appel transmis par Antoine lui ayant donné le ton, elle entra au salon d'un air très sérieux, très «dame»!...

Sans doute elle allait apprendre quelque chose de son père. Il avait chargé Guy d'une grave communication.

—Qu'y a-t-il donc? interrogea-t-elle dès le seuil.

Guy avait souri de plaisir en la voyant entrer d'une allure si... imposante. Elle ressemblait à un de ces portraits peints par Van Dyck, où des infantes de cinq ans, un hochet à la main, marchent princièrement dans des robes trop longues, dans des brocarts roides et majestueux.

Guy se leva, la prit par la main, la conduisit vers un grand fauteuil dont le haut dossier, dès qu'elle fut assise, la fit paraître plus mignonne encore, et s'asseyant sur une chaise en face d'elle:

—Il y a, depuis hier, de grands changements dans le cœur de votre père et par suite il y en aura de très grands dans votre vie, ma chère enfant. Quelques-uns dépendront de vous, et nous allons en parler ensemble, si vous le voulez bien.

Elle écoutait avidement, plus surprise que curieuse, car jamais on ne l'avait consultée sur rien. Ses yeux très noirs brillaient d'une lumière douce... Et en même temps elle continuait à jouer, avec un peu d'inconsciente coquetterie, son rôle nouveau de femme avec qui on croit devoir parlementer.

—Causons, dit-elle.

Guy sourit encore, heureux de sa grâce mignonne, enfantine. Vraiment, elle avait l'air de jouer à la dame en visite.

—D'abord, dit-il, votre père s'accuse et se reproche cruellement de vous avoir mal aimée...

Elle l'interrompit d'une voix menue, nette, qui pétillait comme celle d'un rouge-gorge:

—Dites maltraitée!

Et la douceur de son regard disparut. Il devint terne et dur.

—Soit. Mais il se le reproche, vous dis-je.

—Il est un peu tard! accentua-t-elle.

—C'est entendu... Mais il croyait avoir des raisons douloureuses...

De nouveau, elle l'interrompit.

—De battre une enfant de huit ans? dit-elle, irritée.

—Cela s'expliquera pour vous, un peu plus tard, ma pauvre et chère petite. On ne peut pas tout entendre, à votre âge. (Ici, Nora frappa du pied.) Et je n'ai pas mission de vous en dire plus long aujourd'hui sur ce sujet. Ce que j'ai à vous dire me concerne, moi particulièrement.

L'œil de Nora redevint doux... Comment le noir profond de deux yeux peut-il, en restant lui-même, paraître tout autre, exprimer tour à tour nuit et haine ou amour et clarté?

—Votre père croit donc—il l'avoue avec douleur—avoir des torts envers vous, qu'il veut expier.

—Il en a! dit Nora, d'un air vraiment tragique.

Guy ne souriait plus.

—Je ne crois pas, poursuivit-elle, les lui pardonner jamais. Il a été cruel, mauvais, méchant... Je vous l'ai un peu dit l'autre jour... Je vous le dirai mieux plus tard. J'ai été, grâce à lui, toute ma vie, comme une petite damnée. Il m'a laissée seule aux mains d'étrangers. Depuis la mort de ma mère, on ne m'a parlé avec bonté que deux fois,—une fois quand j'avais huit ans—et l'autre fois... c'était avant-hier! vous comprenez? Et c'est vous, Guy, c'est vous les deux fois! Voilà pourquoi je vous aime, vous, vous tout seul, par-dessus tout.

Elle le regarde clairement, bien en face, simplement. Et elle lui prend la main. Et il est heureux.

Elle poursuit:

—Quant à mon père, quoi qu'il dise ou quoi qu'il fasse, je sens que je ne l'aimerai plus jamais, jamais. Je ne peux aimer que vous... Il n'y avait contre moi aucune raison qui permît certaines choses, non, il n'y en avait pas...

—On verra plus tard, répond Guy.

—C'est tout vu, réplique-t-elle d'un air de colère.

Sa tête s'est redressée. Le regard est menaçant.

—On verra, répète Guy doucement, en dégageant sa main. Une heure viendra, poursuit-il, où vous pourrez juger en connaissance de cause, parce que vous ne serez plus une petite fille.

Ici Nora donne de nouveaux signes d'impatience.

—Pour l'instant, annonce brusquement Guy, votre père, résolu à commencer une vie nouvelle, a congédié mademoiselle Marthe et monsieur Gottfried.

Nora se lève d'un bond, l'œil éclairé d'une lueur de joie extatique, les deux mains jointes, dans cette attitude de saisissement que prennent les enfants devant quelque jouet merveilleux.

—C'est vrai, ça? murmure-t elle, immobile.

—C'est vrai, répond Guy, se levant à son tour.

—Oh! alors!... soupire-t-elle, suffoquée.

—Alors, quoi?

—Alors oui, pour sûr, il y a de grands changements!

—Ce n'est pas tout. Votre père, croyant que je peux vous être un peu utile ici, à vous, Nora, me prie d'habiter quelque temps la villa...

Les yeux de Nora jettent des flammes plus vives... Ses deux mains jointes se posent contre son épaule gauche et s'y écrasent comme pour contenir un élan de tout son être... Elle attend la fin, car Guy parle toujours.

—Et si vous y consentez, dit-il, je remplacerai un peu auprès de vous—oh! sans aucune comparaison—mademoiselle Marthe et monsieur Gottfried... C'est-à-dire que nous travaillerons ensemble... Nous causerons beaucoup. J'essaierai de vous expliquer mes idées sur bien des choses, sur les livres et sur la vie. Nous pourrons faire ensemble un peu de musique. Bref, vous aurez pour professeur votre vieil ami... Que dites-vous, mademoiselle, de cet arrangement-là?

Quand Guy a achevé une explication qui paraît interminable à Nora, aussitôt,—d'un mouvement si prompt que Guy n'a pas eu le temps de comprendre,—elle bondit sur le fauteuil, et de là, oubliant sa dignité de dame, dominant Guy au moins de toute la tête, elle lui jette les bras autour du cou en poussant des cris d'enfant joyeuse, et, parmi les éclats de rire, dans un vrai délire de bonheur, elle baise et mordille ses cheveux, effleure de la bouche son front et ses yeux, caresse sa barbe et son cou, lui ferme de la main ses lèvres lorsqu'il veut la conjurer d'être calme,—bref, elle fait à Guy les folles démonstrations d'amour, les mêmes, que lui fit le bon Jupiter à son retour d'exil.

—Ce que j'en dis! ce que j'en dis!... de ça! répète-t-elle, et, à chaque fois, elle reprend la tête bien-aimée et l'enveloppe de ses tendresses.

Sous cet orage tourbillonnant, Guy, effaré, la tête ballottée, les cheveux ébouriffés, le col fripé, Guy bêtement heureux, naïvement inquiet, s'avoue déjà que le rôle de professeur amoureux d'une pareille petite élève, n'est pas des plus commodes et pourrait bien devenir ou ridicule ou dangereux...

Enfin, elle lâche sa proie, mais c'est pour battre des mains, tout debout dans son fauteuil. Et de là, elle s'écrie, riant de voir son Guy tout défait et mis à mal:

—Oh! que vous êtes drôle comme ça!

Il en prend son parti, et riant aussi:

—Deux coups de brosse, il n'y paraîtra plus, mais il ne faudra pas recommencer souvent, Nora, à traiter de la sorte votre grave et vieux professeur...

—Et pourquoi cela? dit-elle.

—Abandonnez d'abord les sommets que vous occupez: je demande un armistice. Nous causerons dans la plaine. Allons, quittez vos positions.

—Et si je ne voulais pas?

—Obéissez, il le faut.

—Non! dit-elle, tout à coup butée par habitude de résistance, et reprenant un air de révolte sans qu'elle-même en sache la raison.

Guy, lui, comprend très bien. C'est la petite sauvage, l'impulsive, qui apparaît, redoutable. Nora est pareille à ces petits fauves apprivoisés qui parfois, sans songer à mal, griffent ou mordent le maître, et un beau jour finissent par le dévorer.

—Alors, dit-il froidement, je sais ce qui me reste à faire, Nora.

—Et quoi donc?

—Prendre tout simplement le même train que monsieur Gottfried.

Nora, sur ce mot, descend en silence de son fauteuil dans lequel, l'air boudeur, elle s'assied.

—Dites-moi, maintenant, fait-elle à travers sa moue,—pourquoi il ne faudra pas recommencer à vous montrer ma joie quand je serai contente?

Et sans attendre la réponse de Guy:

—C'est si dommage! dit-elle d'un ton naturel et tout contristé. C'est si dommage!... C'était la première fois de ma vie que je me sentais tout à fait heureuse.

A ce mot le cœur de Guy fond dans sa poitrine. Il se met à genoux devant elle, et, d'un accent plein de caresse:

—C'était la première fois, Nora? alors, que vous dirai-je?... c'est bien... c'est très bien...

Il prend ses deux mains, qu'il baise.

Il regrette de l'avoir réprimandée.

—A l'avenir, cependant, il ne faudra plus, Nora...

—Mais pourquoi? pourquoi? réplique-t-elle avec un léger retour d'impatience.

Alors Guy, de cette voix à peine expirée, qui ne trouble pas le silence dans l'air et qui sonne si profondément dans le silence des cœurs:

—Parce que je vous aime.

Elle tressaille, relève sa tête enfantine et pose sa main sur la tête de Guy comme elle faisait à Jupiter.

—Ah! dit-elle, dans un grand soupir joyeux.

—Ainsi, fait-il, vous voulez bien de moi pour maître?

—Oh! oui! dit-elle.

—Eh bien, poursuit le maître à genoux devant l'élève, je vais vous donner tout le programme de nos leçons, ma petite Nora. C'est une assez bonne conclusion à cette première séance, si vous vous en rappelez tous les incidents.

—Et quel est-il, le programme?

—Il tient en trois mots. Retenez-le bien; il n'est pas très commode à exécuter, mais vous essaierez. Le voici: Être bonne. Aimer. Obéir.

—Je suis sûre seulement de vous aimer, dit-elle avec son air le plus enfantin.

—Alors, il faudra m'obéir... Et si vous m'obéissez,—vous ne pouvez manquer d'être toujours bonne.

Elle appuie sa tête sur l'épaule de Guy agenouillé. Elle lui parle, avec sa bouche si près de l'oreille, que chaque mouvement de ses lèvres est presque un baiser; elle murmure:

—Je serai bonne... j'obéirai... je vous aime...

Pas un instant elle n'a songé à trouver singulier et encore moins à trouver suspect que Guy, l'aimant, consente à vivre dans la maison; pas un instant elle ne se demande s'il a informé son père ou si, au contraire, il le trompe. Non, ces idées ne lui viennent pas. Elle aime Guy, et Guy va rester près d'elle. Elle est donc heureuse et ne demande rien d'autre. Du reste, tout ce que décide Guy doit être très bien. Guy peut faire d'elle tout ce qu'il voudra. Elle l'a dit et elle sait ce que cela veut dire. Elle l'aime, elle est toute à lui. Ce qu'il voudra, quand il voudra.

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