Diamant noir
LIII
Les réflexions de Guy ne sont pas joyeuses. Il est allé faire, dans les bois, une grande promenade, afin d'examiner à loisir sa situation morale. Comment calmer l'exaltation de cette petite Nora? Comment sortir d'embarras, en finir avec elle?... L'épouser? quelle folie! S'il y a pensé une seconde, oui, ma foi, c'est dans la folie! D'abord, il y a la différence d'âge!... Et puis, vraiment, quelle dangereuse, quelle terrible nature!... «Il y a des choses plus fortes que moi,» lui a-t-elle dit. C'est qu'elle se sent elle-même commandée par des instincts troubles, obscurs... Non, certes, il ne l'épousera pas. Malgré la gentillesse de ses aveux, il croit qu'elle n'a pas tout dit! Sans doute elle n'est pas une petite vierge. C'est une sirène et un diable peut-être; un monstre. Rien n'explique suffisamment, aux yeux de Guy, les bizarreries, les témérités, les audaces de cette fillette. Non, certes, il ne confiera pas l'honneur et le repos de sa noble vie à ce petit Lucifer-là! Il s'en méfie bien trop; et même dans ses aveux, il y avait sans doute la volonté arrêtée de conquérir un mari par le moyen qu'elle a jugé le meilleur. Les larmes même de Nora, ses sanglots, ses lamentations, tout cela lui est suspect. Si la femme de César ne doit pas être soupçonnée, encore moins doit être soupçonnable la fiancée du plus humble honnête homme. Qui sait si son grand désespoir, en le supposant sincère, ne venait pas d'un grand remords, d'une faute inavouable?
«A d'autres!.. merci bien!» Ainsi conclut Guy de Fresnay... Il se défendra jusqu'au bout contre Nora. Et il pense, avec Napoléon, qu'en pareil cas, la seule victoire, c'est la fuite.
Au moment où il rentre à la villa, François Mitry le fait demander. Se douterait-il de quelque chose? Y aurait-il complot entre le père et la fille? Les méfiances s'enchaînent à l'infini...
Pourquoi François Mitry fait-il demander M. de Fresnay? Écrasé sous le poids de sa douleur nouvelle, sous le fardeau de ses regrets, de ses remords, de toute sa destinée, il a besoin d'ouvrir son cœur, de le décharger. De tout ce monde qui l'entoure, il reconnaît que Guy est seul digne d'entendre sa confession. Il le reçoit dans la chambre de Thérèse.
—Mon cher Fresnay, dit François Mitry, vous connaissez les hommes, l'amour et la douleur; je suis dans une heure de crise; j'éprouve le besoin impérieux de vous livrer le secret de ma vie et de la vie de Nora... Je n'obéis pas seulement à un mouvement de faiblesse... j'aurai aussi à vous demander, en terminant, un grave conseil, car je n'y vois plus, non, je n'y vois plus!..
Et François Mitry conte son histoire, l'histoire de Nora jusqu'à ce jour où il parle; depuis la mort de la mère, jusqu'à ce moment inouï où il vient d'entendre Mme de Morigny lui dire «Et mes lettres? qu'avez-vous fait de mes lettres!»
—Vous me comprenez bien, mon cher ami! Ma femme, faussement soupçonnée,—mais je suis excusable, n'est-ce pas?—reparaît à mes yeux telle que je l'ai aimée autrefois, plus pure encore, ennoblie par le martyre de neuf ans que je lui ai peut-être infligé jusqu'au fond de la mort même. Et je l'aime, je l'aime encore, et je m'écrase devant elle, abîmé dans mon désespoir sans consolation. Elle sort aujourd'hui, pour moi, de l'enfer que je lui ai fait, belle et rayonnante comme une sainte... Mais mon enfant! ma fille!.. ah! voilà l'horrible réalité. Ici, je ne suis pas aux prises avec des fantômes... J'ai imposé à l'enfant neuf années de duretés, d'humeur changeante et toujours sombre, de colère, de rage, d'injustice! Je vous ai dit tout à l'heure comment je l'ai repoussée, brutal, furieux, fou... comment elle est tombée... venez voir... tenez, contre l'angle de cette porte, là. Sa pauvre petite tête blessée, je la vois encore, je vois son sang!... quelle horreur!.. oui, oui, j'ai été infâme! je n'ai pas su épargner l'innocente! j'ai cru maltraiter la fille de l'autre; c'était la mienne! Elle a aimé d'abord son chien... au lieu de son père! pour se consoler de moi! Je l'ai laissée courir, vagabonder... je ne sais avec qui... Que m'importait! la fille de l'autre!.. Et c'était la mienne! Elle a voulu se tuer un jour... parce que son chien était mort; il avait fallu le faire abattre. Personne n'a voulu, j'ai dû le tuer moi-même! Ah! la pauvre petite! Elle a tout souffert... Sans doute aussi avait-elle surpris quelque chose de mes faiblesses avec Marthe!.. On remplaçait sa mère... on déshonorait la maison! Et elle a voulu mourir, elle a essayé de se noyer! à douze ans!... Alors, j'ai eu peur de devenir un meurtrier, et j'ai cédé devant tous ses caprices, lâchement; je la gâtais, en haine d'elle, lâchement... je l'aimais peut-être aussi... je ne sais plus!... Je me vengeais sur elle, de la mère! mais pourquoi, sinon parce que je les adorais au fond toutes les deux! Du reste, croyez-moi, j'étais fou! j'ai longtemps été obsédé par une vision de chiens, de chiens courants, qui poursuivaient Thérèse et qui me la prenaient... Je retrouve pourquoi cette vision, maintenant!... Au moment où je tombai, dans le bois, frappé de congestion cérébrale,—des chiens courants passèrent près de moi poursuivant un lièvre, et jetant leurs abois continus, comme des plaintes. Tout cela, dans ma tête, s'était mêlé; je ne suis pas bien sûr, mon ami, de n'avoir pas été fou neuf années durant. C'est seulement lorsque madame de Morigny m'a tout expliqué, il y a deux heures, que j'ai retrouvé, je crois, la juste vue des choses. A présent vous savez tout, car voilà plus d'une heure que je vous parle...—Quel roman, hein?—Vous savez tout, les faits, et les réflexions que les faits m'inspirent, et l'état actuel de mon âme. Eh bien, que croyez-vous? Conseillez-moi? Dois-je m'expliquer avec Nora? N'est-ce point là un désir romanesque? Dois-je lui avouer que j'ai souillé d'un soupçon la mémoire de sa mère?.. Il le faut bien, si je veux qu'elle me pardonne! mais, me rendra-t-elle son affection? Je ne le crois pas. On ne répare pas neuf ans d'injustice, de cruauté, par un simple aveu des motifs qui vous ont rendu fou et méchant. Elle me pardonnera peut-être, soit, mais elle ne peut plus m'aimer... Ah! quelle horreur!—ajouta Mitry sur un ton d'effroi.—Quelle horreur, si je l'ai rendue,—ce qui est bien possible!—incapable d'amour, je veux dire incapable d'aimer avec simplicité!.. Ou si trop tôt elle a deviné les dessous honteux de mon existence! Si j'ai fait cela, je lui ai d'avance ravi tout bonheur!.. Où en est-elle aujourd'hui de ses sentiments,—de ses idées sur la vie? Ma fille! ma fille! ma fille! qui es-tu, ma fille?.. Je ne te connais pas, mon enfant! j'ai vécu près de toi comme un étranger méchant, et pour toujours j'ai cessé d'être ton père! Et je ne peux plus le redevenir!
Sa douleur faisait mal à voir. Ses yeux ne se fixaient nulle part. Il regardait Guy, puis les choses autour de lui, le tapis, la fenêtre, et cherchait partout sa pensée en déroute, son âme en fuite, et le spectre de Thérèse, et l'image de Nora.
Une grande pitié vint au cœur de Guy pour ce malheureux! Quelle que fût Nora, on n'avait plus grand'chose à lui reprocher. Ah! la pauvre petite!... Ainsi, elle avait appelé la mort! à douze ans!... Quelles douleurs avait dû souffrir, pour en arriver là, une enfant si jeune, à l'âge où l'on appelle la vie! Hélas! il la voyait tout à coup comme une petite héroïne lamentable, une petite victime du mauvais vouloir des événements; c'était miracle qu'elle ne fût pas devenue pire!—et il serait beau, sublime, de l'arracher aux griffes du passé et du destin, de la douleur et du mal!
—Il faut la marier, cette enfant, mon cher Mitry.
—Et à qui, bon Dieu! s'écria le père gémissant. Qui acceptera cette tâche d'essayer de lui faire comprendre à nouveau la vie et les choses, les idées et les sentiments, les devoirs et l'idéal? Qui l'aimera assez, telle qu'elle est, pour supporter ses violences en les réduisant chaque jour un peu? Quel jeune homme assez sage pourrait entreprendre cette tâche de héros? quel époux, assez expérimenté à la fois et assez jeune, traitera en enfant l'enfant que le père a traitée en femme? Qui refera son âme? Qui lui fera un bonheur?
Alors Guy, très simplement:
—Moi, si vous le voulez, dit-il.
—Vous! vous! dit François Mitry stupéfait.
Il réfléchit longuement.
—Pardonnez-moi, mon cher Fresnay. J'en serais heureux et très fier, car il lui faudra une main ferme pour la soutenir dans la vie, et un cœur solide!—mais quelle apparence qu'elle accepte jamais un mari de mon choix?
Alors Guy, souriant:
—Mais... c'est qu'elle m'aime, mon pauvre ami!.. Et elle me l'a dit... passionnément...
—Elle vous l'a dit... passionnément?.. Vous voyez bien qu'il faudra veiller!
Et, après cette parole qui retentit douloureusement au cœur de Guy:
—Il faut, mon cher Guy, il faut, entendez-vous, pour moi aussi... comme pour vous... qu'elle reste digne de sa mère!
Les deux hommes demeurèrent un instant sans parler. Tous deux mesuraient la hauteur des obstacles visibles, la profondeur des abîmes devinés.
—Eh bien? soupira enfin Mitry.
—Mon cher ami, répondit Guy de Fresnay, vous venez de prononcer des paroles effrayantes. Elles me remettent en présence des difficultés redoutables que mon amour, prêt au sacrifice, oublierait trop aisément. Essayons tous deux d'être sages. Retenez-moi ici, voulez-vous? Confiez-la-moi. Faites-en pour un temps l'élève de ma pensée et de mon âme. Nous verrons si le sentiment qu'elle paraît avoir pour moi a véritablement profondeur et solidité. Je jugerai aussi, je verrai si le mien est de force à supporter ses inégalités de caractère, ses lubies, tous les vices d'une éducation qu'il faut réformer. Dans six mois, dans un an peut-être, peut-être plus tôt, nous prendrons une résolution sagement mûrie et pesée.
—Soit, dit François Mitry, qui, l'air absorbé, en même temps qu'il écoutait Guy avec l'attention et la solennité d'un juge, semblait écouter une voix intérieure.—Soit, je ne peux mieux faire. Je suis dans une impasse. L'étrangeté de ma situation me contraint à accepter, sans plus d'examen, tout ce que me propose un homme tel que vous, mon cher Guy... Du reste, pourquoi ne pas vous le dire: pendant que vous me parliez, la mère me parlait aussi. Le croirez-vous, moi le sceptique d'hier, je la sens ici, dans ce sanctuaire, vivante autour de moi, présente, attentive... Et je la vois... Elle vous sourit.
Les deux hommes se serrèrent la main, comme pour un pacte.
François Mitry ajouta encore:
—Soyez son ami, son maître et son père... Vous êtes un homme, Guy... Moi, je ne suis plus rien!
Et, jetant sa tête dans les oreillers du lit funèbre sur lequel il s'était assis, il pleura longtemps.
Une heure après, comme ils se promenaient ensemble dans le parc, Mitry tout à coup dit à M. de Fresnay:
—Ah! elle vous l'a dit... passionnément?
Puis il soupira:
—Hélas!... l'éducation allemande!
Ce mot fut jeté d'une façon si inattendue et si drôle qu'ils se prirent tous deux à sourire, quoique avec tristesse, en songeant à monsieur Gottfried.