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Diamant noir

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XXVI

Trois semaines plus tard, un matin, Nora trouvait grand'ouverte la porte du parc et s'esquivait. Elle s'assura que personne ne la guettait, et quand elle en fut certaine, elle se mit à courir tout d'un trait, afin de mettre beaucoup d'espace entre elle et les grilles de ce parc qui lui était devenu une prison.

Elle courait sur la plage, heureuse d'échapper à la leçon de la matinée et à la vue de sa gouvernante; insouciante des reproches que devait lui attirer son escapade, puisque, sage ou non, elle avait toujours à subir les mêmes remontrances.

Essoufflée, elle s'arrêta enfin, et promena ses regards sur la mer, sur les collines les plus lointaines, afin de reprendre possession du monde qui n'était plus à elle depuis qu'elle avait perdu Jupiter.

Tout à coup, en reportant ses yeux sur la grève, elle aperçut, au loin, courant vers elle, un grand chien...—«Junon», pensa-t-elle. Junon, en effet, se mêlait, depuis le départ de Jupiter, d'être aimable parfois avec Nora qui, par distraction sans doute, la caressait un peu, puis retirait sa main brusquement et la renvoyait.

... «Mais Junon est à la maison, couchée en travers de la porte de mon père... Je viens de la voir là, il n'y a qu'un instant... On dirait Jupiter?... Non, ce n'est pas possible!... mais si, c'est Jupiter!»

Elle appelle à tue-tête:

—Jupiter!

Le chien est maintenant tout proche. Un bout de grosse corde traîne à son collier... c'est un indice clair. «Jupiter! mon Jupiter!»... Il est sept heures du matin. Le chien a dû courir toute la nuit, il a profité de la pleine lune, il a suivi la mer dans la direction opposée à celle qu'on lui a fait prendre pour l'emmener, il s'est dit qu'en suivant toujours, toujours, le bord des vagues, il retrouverait la plage chérie où marche sans doute, triste et pensant à lui, et l'appelant, sa petite maîtresse. Il a songé trois semaines à cette évasion. Dans le sommeil il en rêvait, et ses nouveaux maîtres le voyaient, alors, pris de petits tressaillements, aboyer tout bas, répondre à la voix aimée et plaintive qui répétait: «Jupiter! mon Jupiter!» Il ne s'était donc pas trompé! Elle l'appelait en effet, la voix frêle qu'il entendait sans cesse dans son cœur de chien! Il a fait plus de trente lieues; il est pantelant. Sa langue pendante palpite et sue. Qui l'aurait vu, de jour, courir ainsi, l'aurait arrêté sans doute d'un coup de fusil, comme un animal enragé... Enfin, la voilà!

Il bondit au cou de l'enfant, qui est toute pâle et toute tremblante. Il la renverse sur le sable, elle l'a saisi par le cou. Les petits doigts crispés d'amour tiennent les grands poils fauves de la bête. Le petit visage amaigri, si menu, si blanc, sent le souffle ardent de l'énorme gueule toute rouge, la chaleur humide de la langue qui l'enveloppe. Il lèche le cou délicat. Elle baise le museau noir. Les dents redoutables, prennent, dans une caresse, les cheveux, épais, tout épars, et les pressent, les mâchent, les mordillent. Le nez de la bête fouille dans la chevelure et la respire. Un grand bonheur d'aimer secoue ces deux êtres, l'humble animal et la fille des hommes, qui, dans cette seconde, ont deux cœurs tout pareils, fondus, gonflés et crevant d'une émotion toute semblable. L'enfant qui s'est relevée retombe sous une nouvelle poussée de l'animal. De nouveau ils s'enlacent et se roulent ensemble. Mlle Marthe accourue s'effraie à voir, de loin, se tordre sur la grève une masse bizarre, bondissante et grouillante, où deux petites jambes fines, deux petits pieds noirs, qui battent l'air, apparaissent parfois, mêlés aux quatre énormes pattes fauves de Jupiter qui, se relevant à la fin, jappe,—vers le ciel et vers la mer,—sa joie retrouvée.

Alors, Mlle Marthe approche, et comprend tout. Elle aide Nora à enlever le bout de corde rompue que Jupiter traîne à son cou.

Ce bout de corde, Nora veut le garder...

—Ça, c'est un souvenir, dit-elle gravement.

Mlle Marthe comprend qu'en présence de Jupiter la prudence est commandée, aujourd'hui plus que jamais.

Elle se contente de prier Mlle Nora d'être bien sage, maintenant qu'elle a retrouvé son chien, et de venir changer de vêtements, car les siens sont tout souillés, déchirés çà et là par la dent du brave animal...

Tous trois s'acheminent vers la villa, et, en route, Mlle Marthe raconte plusieurs histoires de chien, vraiment extraordinaires et parfaitement authentiques. Elle s'étonne, au fond, de cette puissance d'amour. Elle n'y comprend rien, dit-elle, car enfin, «les bêtes sont des bêtes et l'instinct n'est pas la raison».

Mlle Marthe est persuadée qu'elle est un être supérieur à Jupiter. Des livres le lui ont dit. Elle l'a cru.


A midi, quand François Mitry revient de la chasse, Catri accourt lui dire, à la grille du parc:

—Mademoiselle Nora est à l'office avec Jupiter.

—Je sais que Jupiter est revenu; les douaniers m'ont conté la scène, dit François Mitry désarmé, et qui, depuis plusieurs jours, s'inquiète enfin de voir Nora maigrir, dépérir si rapidement...

—Mademoiselle refuse de quitter l'office. Elle dit qu'elle ne se mettra à table avec monsieur que si monsieur accepte Jupiter, dès aujourd'hui et pour toujours, dans la salle à manger.

François Mitry ne peut s'empêcher de sourire tristement.

—Pauvre petite! dit-il... Alors, c'est un ultimatum?

—Je ne sais pas si c'est ça, monsieur, dit Catri, mais nous connaissons tous mademoiselle, et si on la contrarie encore aujourd'hui, pour sûr elle aura des convulsions comme le jour où Jupiter est parti...

—C'est bon, répond Mitry, ne la contrariez pas.

Et comme il a besoin d'approbation pour le passé:

—Je ne pouvais pas garder un chien qui voulait me dévorer, n'est-ce pas Catri?

—Oh certes, non! monsieur!

—Mais puisqu'il a eu sa leçon... c'est une bête intelligente... il aura compris. Dites à mademoiselle que je le pardonne...

Et c'est pourquoi, à table, aux côtés de Nora qui a su défendre et garder la place d'honneur, celle de sa mère, le grand terre-neuve désormais, majestueusement assis sur son derrière,—sa queue frappant le parquet à petits coups heureux,—attend la bouchée de pain, mouillée de sauce odorante, que lui offre de temps en temps sa petite maîtresse,—satisfaite de n'être plus assise à côté de Mlle Marthe, puisqu'elle en est séparée par l'imposante figure de Jupiter.

Seulement François Mitry, à sa droite, fait asseoir Junon tous les jours. Et, de la sorte, Mlle Nora trône, d'un air triste et hautain, entre les deux chiens, qui sont, se dit-elle sans y mettre malice, «les deux personnes que j'aime le mieux».

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