Diamant noir
LXXVI
Quand vous lirez cette lettre, mon Guy adoré, je serai morte pour me garder à vous, et pour que vous gardiez en vous le souvenir d'une petite Nora qui était devenue telle que vous l'avez désirée.
«La vie est forte; elle peut agir en nous sans le consentement de nos cœurs.» Ce sont là des paroles, mon bien-aimé, que vous m'avez dites un jour; mais il y a une chose qui me gardera mieux à vous que ma volonté et que la vôtre, et cette chose, Guy, c'est la mort. Vous aviez peur, ô mon amour, que le temps change l'un de nous. Maintenant, Guy, ce n'est plus possible.
J'emporte où je vais, à l'éternité, l'image de votre force noble et fière, de votre âme d'amour, de votre beau visage, ô mon amant.
Et toi, chéri de mon âme, tu me verras toujours jeune et presque enfant; je me suis fixée pour jamais en toi telle que tu m'as aimée dans ma forme, telle que tu m'as créée dans mon âme.
J'ai bien réfléchi, mon époux; ce que je fais, je devais le faire.
Te rappelles-tu, Guy, le petit écureuil qui s'échappa de mes bras, ce jour béni où tu m'annonças notre mariage? Tu m'as dit plus tard, ô mon amant, que cela t'avait paru comme ma petite âme sauvage, instinctive, qui s'en était allée de moi pour toujours... Elle était revenue, Guy! et je ne pouvais l'accueillir, parce qu'il m'était venu, de toi, une âme tout autre qui a été la plus forte et qui m'a commandée.
Ce que peut-être tu n'aurais pas osé faire, malgré tes grandes, tes chères violences, je l'ai fait pour toi, Guy: j'ai tué Nora, afin que Nora reste tienne!
Adieu, mon Guy, adieu... Ah! si j'avais trente ans!... mais que pourrais-je te donner de plus, ô mon dieu d'amour, puisque je te donne ma vie?
Adieu, Guy bien-aimé. Songe à ce que le temps aurait pu faire de nous, et comme il est mieux que je te devance,—à l'heure où je t'aime par-dessus tout et mieux que jamais,—dans le néant qui nous repose ou près d'un Dieu qui nous recommence.
Voici mon testament:
Dites, mon cher Guy, à mon père, que j'ai fini par bien comprendre son martyre qui involontairement a fait le mien.
A Jacques Maurin, que j'appelais le bon petit Jacques, donnez, mon Guy adoré, le souvenir de moi qu'il aimera le mieux, sans doute mon fusil de chasse.
Dans mon cercueil, mon Guy bien-aimé, déposez le bout de la corde rompue que traînait à son cou mon chien Jupiter, quand il s'échappa de chez les étrangers pour me rapporter ses caresses.
De vous, ô mon cher époux, je veux emporter dans la tombe, si mes lèvres mortes vous semblent trop froides, un baiser dernier sur mes grands cheveux....
Et de mon père et de ma mère, le diamant noir que j'ai au cœur.
1894-95.