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Diamant noir

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XLII

Il faut cependant commencer par se montrer aimable, ne fût-ce que par politesse. Le lendemain Nora propose à Guy une promenade à cheval.

—Moi, je ne monterai pas aujourd'hui, a dit François Mitry, mais, vous le voyez, Nora se fera un plaisir de vous avoir pour compagnon, mon cher Fresnay. Il y a à l'écurie deux excellents chevaux du golfe, en très bon état... Choisissez.

La minuscule amazone est sur son arabe. Guy chevauche à ses côtés. Ils vont par le chemin en corniche qui serpente au flanc des Maures, de Cavalaire au Dattier, du Dattier au Lavandou. Guy admire cette enfant étrange, si petite, si frêle, si ferme en selle, si hardie. Quand elle tourne vers lui son visage, il est frappé du double caractère qu'il y trouve, et un peu ému, sans savoir de quelle sorte. L'enfant l'attire, la petite femme l'effraie, et le lutin se moque de lui. Il est gêné, et c'est pour la première fois de sa vie peut-être!

Tout à coup, après avoir perdu de vue la mer, cachée par le cap de Cavalaire et dont ils n'avaient encore parlé ni l'un ni l'autre:

—Tenez! la revoilà! dit Nora, comme si la grande affaire de Guy, aussi bien que la sienne propre, était de la voir, elle, la mer bleue!

Elle ajoute:

—C'est beau, n'est-ce pas?

De son bras tendu, de son poing qui serre le pommeau de la fine cravache, elle montre le large, d'un geste de possession royale. La mer lui redit sans cesse, à Nora, toutes ses joies et ses peines d'enfant. La mer est mêlée à sa vie, à son âme. Elle en a au cœur quelque chose, toujours,—le bruissement, la caresse fluide, l'infini perdu....

Guy regarde la mignonnette, et ce qu'elle éprouve, il le sent confusément venir en lui. Un grand souffle paisible s'élève à ce moment du large, passe dans leurs cheveux. C'est la vie et c'est l'inconnu. L'inconnu de leur cœur à tous deux y répond, ému sourdement.

—Marchons, dit l'homme.

En huit ans, il n'a pas changé beaucoup. Pas un cheveu blanc dans ses cheveux drus; pas un poil blanc dans sa barbe légère. Il est peut-être un peu plus pâle, plus creusé de passions anciennes, mais la trace vivante des passions, superposée à celle du temps, la fait oublier; et c'est elle qui attire vers cet homme la curiosité aimante des cœurs. Pour la première fois de sa vie, cet homme, à qui les femmes ont toujours offert joyeusement leur sourire, leur main tendue, leur amour,—vient d'aimer vainement. La fière Mme de Z..., veuve et marquise, avait un amour au cœur, lorsque Guy s'est présenté. Elle n'a eu pour lui qu'un caprice. Il l'eût épousée. Elle n'a pas voulu, et les trois jours de consolation qu'elle lui a accordés n'ont pas consolé Guy; il a souffert; peut-être souffre-t-il encore.

Nora compare le Guy d'aujourd'hui à celui d'il y a huit ans. Certes, elle ne l'avait pas oublié! Mais elle se garde bien de le lui dire. Elle entend le piquer un peu, se venger du passé.

Comme il l'interroge:

—Je ne me rappelle rien, rien du tout, dit-elle, rien, je vous assure.

—Comme c'est triste! fait-il.

—Et pourquoi?

—Parce qu'il semble qu'une impression heureuse devrait durer dans le souvenir.

—J'étais donc heureuse de vous voir? demande-t-elle avec un sourire ironique.

—S'il faut en croire ce que vous me disiez, en ce temps-là.

—Vous vous en souvenez?... Et je disais, quoi?

Alors, Guy raconte à Nora qui la sait fort bien, l'histoire jolie des violettes que Nora, toute petite, mettait dans son cou, doucement,—et comme c'était gentil à sentir. Et les colères de Mlle Marthe, et comment il prit la défense de Jupiter. Et comment il protesta, lui, Guy, lorsqu'il fut question d'enlever à Nora la bonne place qu'elle avait à table, sa place de maîtresse de maison.

—Je vois avec plaisir qu'on vous l'a laissée, mademoiselle.

—Grâce à vous, si je comprends bien! dit Nora, un peu pâle, en le regardant par-dessus son épaule.

A mesure que parle Guy, quelque chose de singulier se passe dans la tête de Nora. Il lui semble que chacune des paroles de Guy achève d'enlever un peu d'une vapeur, opaque bien que légère, d'un brouillard terne, d'un voile qui était sur le miroir de sa mémoire. Et du fond de ce miroir mystérieux les images qu'il évoque remontent. Ce sont elles, elles-mêmes. Il les lui rend, vivantes.

—Les violettes?.. oui, dit-elle d'un air attentif... Oui... je me souviens aussi des violettes!

Elle arrête son cheval. Ses yeux sont fixes. Elle regarde en elle, tout au fond, à l'endroit où dorment les lointains du temps qu'elle a déjà vécu....

—Je me souviens... attendez un peu.

Elle demeure immobile. Elle devient très pâle. Voilà que ses lèvres tremblent. Elle revoit, elle ressent tout.... Guy lui plaît et il l'embrasse. Guy la console. Elle l'aime bien. Tout le passé lui est présent; un charme l'entraîne à la sincérité, et tout à coup, riante, elle s'écrie:

—Il y en avait de blanches, mêlées aux autres. Ça sentait bon. Je fourrais ma main dans votre cou.... Et puis, vous m'avez prise dans vos bras.

—Et vous m'avez dit alors?... interroge Guy.

Elle hésite une demi-seconde. Sa lèvre de nouveau tremble imperceptiblement; puis, prenant son parti:

—J'ai dit: .... «Je vous aime bien, vous!»

—C'est cela même, répond Guy, tout heureux, naïvement. J'étais bien fâché, poursuit-il, que vous l'eussiez oublié, car vous êtes restée pour moi l'enfant charmante d'alors et qu'on a chérie tout de suite.

Il lui parle ingénument, imprudemment peut-être, comme à une fillette, et Nora est piquée: «C'est agaçant, à la fin!»

—Ah! dit-elle....

Elle frappe son cheval et le retient en même temps. Il a payé pour Guy, le pauvre animal.

—Et, dit M. de Fresnay, est-ce tout ce que vous vous rappelez?

—Oui, c'est tout, dit-elle d'un ton fort sec.

Reprise par l'orgueil, elle ment. Elle ne veut plus se rappeler autre chose.

—Eh bien, quand j'eus plaidé pour votre cause... pour qu'on vous laissât votre place à table... que fîtes-vous?....

Dans un éclair, Nora revoit la scène, si distinctement qu'elle croit y être encore... Elle avance sous la table, en cachette, sa petite main d'enfant jusque sur le genou de Guy. Il la prend, cette main, la pose, en la gardant toujours dans la sienne, sur la table blanche, et il dit: «Il faut toujours montrer ce qu'on pense, petite Nora, toujours!»—Oh! ce toujours, comme il retentit à son oreille d'enfant! Et, en prononçant ce mot, il la regarde fixement. Elle a compris et veut détourner un peu la tête, échapper au regard du maître, elle veut aussi lui retirer sa main, par colère et par honte. Elle se sent dominée et vaincue.... Cela est irritant, quoique délicieux. Et c'est ce qu'elle ne veut pas!

—Ce que je fis à table... après votre... plaidoyer en ma faveur? dit-elle un peu moqueuse, en vérité, je ne sais pas, oh! mais pas du tout.

Le ton est si sec, il est si clair qu'elle ne dit pas la vérité, que Guy, arrêtant son cheval et regardant Nora, comme autrefois, d'un œil profond:

—Est-ce que vous mentez toujours? demande-t-il d'une voix grave.

Elle s'est arrêtée aussi et le regarde en face: oui, c'est bien le même œil dominateur. Elle frémit, et de nouveau, frappe son cheval. Guy a surpris un haussement d'épaules. Il retrouve Nora, la même, un peu grandie, oh! mon Dieu, pas beaucoup.

—Êtes-vous sûr d'être poli, en me parlant ainsi? dit-elle violemment.

—Oh! poli!... réplique-t-il en riant, poli! avec une enfant! et sur des questions de morale!... poli!

Et à mesure qu'il répète le mot, il rit toujours plus fort.... Pourquoi trouve-t-il si drôle l'idée d'avoir à être poli avec elle?

Elle a décidément une furieuse envie, Nora, de lui montrer, au diplomate, qu'elle n'est plus une enfant. Comment fera-t-elle? Elle ne sait. En attendant, pour se calmer les nerfs, elle lance son cheval au galop. Le chemin n'est qu'une série de tournants. Il faut changer de pied à toute minute.

—Vous allez vous rompre le cou! s'écrie-t-il de loin, en poussant son cheval pour la rejoindre.

—Nous verrons bien! riposte-t-elle.

Ils galopent. La voici lasse.

—Attachons nos chevaux ici, dit Nora.

Ils mettent pied à terre, et dans un pli de ravin qu'elle a choisi, les voilà assis côte à côte sur des touffes de bruyère, et devisant.

Tout en parlant, Nora distraite et comme en rêve, a pris dans les deux siennes la main de Guy et elle ne la lâche plus.

Certes, elle n'a pas médité de faire cela. C'est un mouvement bien involontaire. Transportée au passé, elle vient de reprendre cette main dans les siennes comme si c'était hier qu'elle eût été réprimandée à table avec une bonté sévère, mais si tendre. Le temps est aboli. Nora est une enfant. Elle aime bien Guy. C'est hier qu'elle s'est tant amusée à glisser dans son cou des violettes, par poignées... Il y a donc entre eux une complète familiarité. Quant à en vouloir à Guy parce qu'il vient de la traiter en toute petite fille, Nora n'y songe plus. Nora ne sait plus son âge. Elle a peut-être huit ans, peut-être sept. Son cœur du moins n'est pas plus vieux, en cette minute. Elle a besoin d'être aimée en enfant—comme elle ne le fut jamais....

Sur son genou, elle appuie donc la main de Guy, et de ses deux mains, elle la caresse. Comme elle fait au front du petit Jacques, elle fait à cette main. Guy la retire un peu, tout à coup, mais Nora la retient. Il se sent charmé et il a peur; il essaie encore de se dégager. Elle le retient de nouveau. Il craint sottement d'avoir l'air bien sot, et demeure là, tout étonné. Et le subtil fluide féminin entre par le bout de ses doigts longtemps caressés. Il regarde Nora et, distinctement, dans ses yeux grands, noirs et fixes, il voit maintenant la femme apparue, qui appelle et,—chose étrange!—qui implore presque.... C'est que Nora, à ce moment, se rappelle exactement l'impression qu'elle eut, lorsque en échange de son mot d'enfant: «Je vous aime bien, vous!» il l'embrassa avec tendresse. Il lui rendait les caresses paternelles perdues. Elle fut heureuse alors. Est-ce que, en se pressant aujourd'hui sur cette poitrine, au pli de ce cou, en mettant sous cette barbe fine sa lèvre, est-ce qu'elle retrouverait ce charme consolant qui lui faisait oublier tant d'affreuses misères, qui lui restituait toutes les tendresses que la vie devait et refusa à sa petite enfance?

—Allons-nous-en! dit brusquement Guy. Il est temps de rentrer, je crois.

Mais elle le retient encore, d'une pression si énergique qu'il ne peut s'y tromper. C'est la petite femme qui s'éveille. Et lui, se sent heureux. Un trouble doux et lourd l'envahit. Un rêve rapide et fou traverse son cœur. Si c'était là le dénouement de sa destinée? S'il allait revivre par là? Si ce printemps allait fleurir dans la «route au tombeau» qui lui reste à faire? Et toujours la petite main caresse la sienne, tendre, tendre, câline, comme pénétrante. Et, muette depuis longtemps, Nora regarde Guy d'un œil fixe où flotte un rêve de bonheur indécis, innommé, le désir tout-puissant d'être consolée de la vie par l'amour entier.

En silence, à la fin, d'un effort qui lui coûte plus qu'il ne saura jamais le dire, Guy se lève et prépare les chevaux.

Il est à la droite du sien et tend sa main en creux, pour aider Nora à se mettre en selle.

Elle pose un pied dans la main de Guy qui, arc-bouté sur sa jambe droite, plie un peu le genou gauche sur lequel il fait porter sa main,—et quand le petit pied, si petit, est dans cette main, Nora demeure là un instant; puis, en riant, saute à terre d'où, sans aucune aide, elle bondit sur sa selle.

Et tandis qu'ils regagnent le gîte en silence:

—Toi, si je veux, pense Nora en le regardant de travers, je te mettrai dans ma poche!

—Cela est bien possible, songe Guy, poursuivant sa propre pensée et répondant sans le savoir à celle de Nora... cela est bien possible, mais cela n'est pas encore bien sûr...

«En tous cas, songe-t-il, il faudra surveiller cela!... Le mieux ne serait-il pas d'avertir Mitry?»

Il songe encore: «Au train dont les choses marchent, je devrais certainement prévenir le père... ou gagner au large.»

Épouser est invraisemblable, mais fuir est un peu cruel.

Guy cependant ne voit que l'un de ces deux partis à prendre. Tous deux sont extrêmes.

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