← Retour

La jeune Inde

16px
100%

NI SAINT NI HOMME POLITIQUE

Un aimable ami m’a envoyé la coupure ci-jointe du numéro d’avril de East and West:

«M. Gandhi a la réputation d’être un Saint; mais dans ses discours, il semble que ce soit l’homme politique qui domine. Il s’est beaucoup servi des hartals, et l’on ne peut nier que sous sa direction le hartal ne soit en passe de devenir une arme politique puissante, unissant sur toute question ceux qui ont de l’éducation et ceux qui n’en ont pas. Le hartal n’est pas dépourvu de désavantages. Il enseigne l’action directe; et l’action directe, si puissante soit-elle, ne travaille pas à l’union. M. Gandhi est-il absolument sûr de servir les injonctions les plus nobles d’Ahimsâ: ne faire aucun mal? Sa proposition de commémorer la tragédie du Jallianwala Bagh n’est pas de nature à faire naître l’harmonie. Ce fut un événement tragique où notre gouvernement se vit entraîné; mais ce souvenir amer mérite-t-il qu’on le conserve? Ne pourrait-on, pour commémorer cet événement, ériger un temple de la paix, qui aidât les veuves et les orphelins à bénir le nom de ceux qui sont morts, sans savoir pourquoi? Le monde est rempli de politiciens et de chicaneurs qui, au nom de patriotisme, empoisonnent chez l’homme ce qu’il y a de plus doux; comme résultat, nous avons des guerres, des haines et des crimes honteux, comme celui qui fit un abattoir du Jallianwa Bagh. Ne pouvons-nous à présent essayer d’une symbiose plus large, telle qu’en prêchèrent Bouddha et le Christ, et amener l’univers entier à vivre heureux dans l’union. M. Gandhi semblait destiné à devenir l’apôtre d’un mouvement de ce genre; mais les circonstances sont en train de le contraindre à chercher le moyen d’exciter la résistance de groupes isolés. Il n’est pas trop tard pour qu’il entreprenne la mission plus vaste d’unir le monde entier!»

Je cite le passage en entier. En général, je ne tiens pas compte des critiques que l’on fait de moi ou de mes méthodes, sauf lorsque j’avoue m’être trompé, ou lorsque je veux insister sur les principes qui font l’objet de la critique. J’ai une double raison pour tenir compte de ce passage. Non seulement je tiens à élucider des principes qui me sont chers, mais je tiens également à témoigner mon estime à l’auteur de cette critique, que je connais et que j’ai admiré pendant de longues années, pour la beauté remarquable de son caractère. Le critique regrette de voir en moi un politicien, alors qu’il s’attendait à ce que je fusse un saint. Je trouve, pour commencer, que le mot «saint» devrait être rayé de la vie présente[63].

C’est un terme beaucoup trop sacré pour qu’on l’applique à n’importe qui, et surtout à quelqu’un comme moi, qui n’ai d’autre prétention que de chercher la vérité, qui sais si bien ce qui lui manque, qui se trompe et qui n’hésite jamais à le reconnaître, qui avoue franchement que, pareil à l’homme de science, il fait des expériences sur certaines vérités éternelles de la vie, mais qu’il ne peut même pas prétendre en être un, parce qu’il ne peut donner aucune preuve évidente de l’exactitude scientifique de ses méthodes, ni des résultats tangibles de ses expériences. Cependant, et quoiqu’en renonçant à la sainteté je désappointe l’attente du critique, je voudrais dissiper ses regrets, en lui répondant que le politicien n’a jamais influencé aucune de mes décisions, et que si je m’occupe de politique, c’est simplement parce qu’aujourd’hui la politique s’enroule autour de nous comme les replis d’un serpent dont on ne peut se dégager, quelque mal qu’on se donne. J’ai donc l’intention de lutter contre ce serpent, comme je l’ai fait consciemment, avec plus ou moins de succès, depuis 1894, et inconsciemment, ainsi que je l’ai découvert, depuis que j’ai l’âge de raison. Tout à fait égoïstement, comme je tiens à vivre en paix au milieu de l’orage déchaîné autour de moi, j’ai fait des expériences sur moi-même et sur mes amis, en introduisant la religion dans la politique. Permettez-moi de vous expliquer ce que j’entends par la religion. Ce n’est pas la religion Hindoue, à laquelle j’attache certainement plus de prix qu’à toute autre, mais la religion qui dépasse l’Hindouisme, qui transforme notre nature même, qui nous unit indissolublement avec la vérité qui est en nous et qui toujours purifie. C’est l’élément permanent de la nature humaine qui ne considère jamais le prix trop élevé lorsqu’il s’agit d’arriver à son expression complète, et qui laisse l’âme absolument inquiète tant qu’elle ne s’est pas découverte, tant qu’elle ne connaît pas son Créateur et qu’elle n’a pu apprécier le véritable rapport qui existe entre elle-même et son Créateur.

Voilà dans quel état d’esprit religieux je me trouvais lorsque j’ai pensé au hartal. Je voulus démontrer que ce ne sont pas les connaissances littéraires qui rendront l’Inde consciente de ce qu’elle est, ni qui uniront ceux qui sont instruits. Le hartal, comme par magie, éclaira l’Inde entière, le 6 avril 1919. Et sans l’interruption dont Satan fut cause, en soufflant la crainte à l’oreille d’un gouvernement conscient de ses torts, et qui incita à la colère un peuple qui y était préparé par sa défiance vis-à-vis du Gouvernement, l’Inde se fût élevée à une hauteur incomparable. Non seulement le hartal avait été adopté par des foules nombreuses, dans un esprit absolument religieux, mais celui-ci devait être le prélude d’une série d’Actions directes.

Seulement mon critique déplore l’action directe, «parce qu’elle ne travaille pas à unir». Je suis tout disposé à discuter ce point. Rien, sur cette terre, n’a jamais été accompli sans action directe. Je n’ai pas voulu adopter l’expression «résistance passive», parce qu’elle est considérée comme l’arme des faibles. C’est l’action directe qui, dans l’Afrique du Sud donna des résultats, et des résultats si satisfaisants qu’ils ramenèrent le Général Smuts à la raison. En 1906 il était l’adversaire le plus implacable des aspirations indiennes. En 1914, il se montrait fier d’avoir fait tardivement justice en supprimant du Livre des Statuts une clause honteuse, laquelle, avait-il déclaré en 1909, ne serait jamais supprimée, parce que, disait-il alors, «l’Afrique du Sud ne tolérerait jamais l’abrogation d’une décision confirmée deux fois par le Parlement du Transvaal.» Et qui plus est, l’action maintenue pendant huit ans ne laissa subsister après elle aucune amertume, et ces mêmes Indiens qui avaient lutté si obstinément contre le Général Smuts se groupèrent autour de son drapeau en 1915, et se battirent sous ses ordres dans l’Afrique Orientale. A Champaran, ce fut l’action directe qui mit fin à des griefs séculaires. Se soumettre humblement, lorsqu’on est irrité par des injustices ou par une impuissance législative que l’on voudrait voir supprimée, non seulement ne contribue pas à unir, mais aigrit celui qui est faible, l’irrite et le dispose à saisir l’occasion d’éclater, lorsqu’elle se présente. En m’alliant au parti faible, en lui enseignant une action directe, ferme et inoffensive, je lui donne le sentiment d’être fort et d’être capable de défier la force physique. Il se sent fortifié par la lutte, reprend conscience et, sachant qu’en lui-même il trouvera le remède, il cesse de nourrir dans son sein l’esprit de vengeance et apprend à se montrer satisfait, si l’injustice à laquelle il veut remédier est réparée.

C’est dans cet ordre d’idées que je me suis permis de proposer un monument commémoratif pour le Jallianwala Bagh. L’auteur d’East and West m’attribue l’intention d’avoir voulu suggérer ce qui ne m’était pas même venu à l’esprit. Il pense que je désire commémorer le crime commis au Jallianwala Bagh. Rien ne saurait être plus éloigné de ma pensée que de vouloir perpétuer le souvenir d’une action aussi noire. Sans doute, avant d’avoir obtenu ce à quoi nous avons droit, nous aurons une répétition de cette tragédie, et j’y préparerai la nation en faisant conserver pieusement la mémoire de morts innocents. Les veuves et les orphelins ont reçu et reçoivent des secours, mais nous ne pouvons «bénir le nom de ceux qui sont morts sans savoir pourquoi», si nous n’acquérons pas le terrain rendu sacré par le sang versé, pour y élever le monument convenable. Ce n’est pas afin qu’il serve à rappeler une action vile, si je puis faire autrement, mais afin de communiquer à la nation cet encouragement qu’il vaut mieux mourir faibles et non armés, et en victimes plutôt qu’en tyrans. Je voudrais que les générations futures se souviennent que nous qui avons été témoins de leur mort innocente n’avons pas avec ingratitude refusé de chérir leur souvenir. Ainsi que le fit remarquer Mrs Jinnah en donnant sa petite obole: «le monument nous fournira au moins l’excuse de vivre». En somme, c’est l’esprit dans lequel le monument sera élevé qui décidera de son caractère.

Quelle fut la plus vaste symbiose que prêchèrent Bouddha et le Christ? Bouddha porta hardiment la guerre dans le camp ennemi et fit tomber à genoux les prêtres arrogants. Le Christ chassa les marchands et les changeurs du temple de Jérusalem et fit tomber sur les arrogants et les hypocrites les anathèmes du ciel. Tous deux étaient intensément partisans de l’action directe. Mais si le Christ et Bouddha châtièrent tous deux, derrière chacun de leurs actes se cachaient une bonté et un amour indéniables. Ils n’auraient pas levé la main contre un ennemi et auraient préféré se livrer qu’abandonner la Vérité, pour laquelle ils vivaient. Bouddha serait mort en résistant aux prêtres, si la noblesse de son amour n’avait pas suffi à la tâche de les faire plier. Le Christ mourut sur la croix et couronné d’épines, défiant tout l’Empire. Et si je soulève la résistance non-violente, je ne fais que suivre humblement le chemin tracé par les grands maîtres, que le critique a nommés.

Enfin, l’auteur de l’article s’en prend à ce que je groupe des unités; il voudrait que j’entreprisse la mission plus vaste d’unir le monde. Je lui ai dit, un jour que lui et moi nous trouvions réunis sous le même toit, que j’étais probablement plus cosmopolite que lui. Je m’en tiens à cette expression, à moins de grouper des unités, je ne parviendrai jamais à unir le monde entier. Tolstoï a dit un jour que si seulement nous consentions à ne pas nous occuper des taches de nos voisins, le monde s’en tirerait parfaitement, sans que nous fissions autre chose. Et si seulement nous pouvons aider nos proches voisins, en cessant d’en faire notre proie, le cercle d’unités groupées comme il faut grandira sans cesse jusqu’au moment où il se confondra avec le monde entier. Nul ne peut essayer d’en accomplir davantage. Yatthaa pindhé thatthaa brahmandé[64] est aussi vrai à l’heure présente qu’il y a des siècles, lorsque ces mots furent prononcés par quelque Rishi inconnu.

12 mai 1920

Chargement de la publicité...