La jeune Inde
LETTRE DE M. GANDHI AU VICE-ROI
A Son Excellence le Vice-Roi des Indes, Delhi.
Monsieur,
Bardoli est un petit Tehsil du district de Sura dans la Présidence de Bombay, qui compte environ 87000 habitants, tout compris.
Il a décidé le 29 janvier dernier, sous la présidence de M. Vithalbhai Patel, d’entreprendre la Désobéissance Civile, ayant démontré qu’il remplissait les conditions requises par le Comité du Congrès de toute l’Inde qui s’était réuni le 1er novembre. Mais comme je suis peut-être en grande partie responsable de la résolution prise par Bardoli, je considère que je dois à votre Excellence et au Public d’expliquer les raisons qui ont amené cette décision.
Le Comité du Congrès de toute l’Inde, dans la réunion à laquelle j’ai déjà fait allusion, avait décidé que Bardoli serait le premier bataillon à entreprendre la Désobéissance Civile, afin de marquer la révolte de la nation contre le gouvernement pour son refus criminel et persistant d’apprécier à sa juste valeur la décision de l’Inde au sujet du Califat, du Pendjab et du Swaraj.
Puis, le 17 novembre dernier, eut lieu l’émeute regrettable et malheureuse de Bombay qui nous força de remettre l’action projetée par Bardoli.
Entre temps, commença avec l’approbation du Gouvernement de l’Inde, une répression des plus virulentes au Bengale, dans l’Assam, dans les Provinces Unies, au Pendjab, dans la province de Delhi et jusqu’à un certain point dans le Bihav Orissa et ailleurs.
Je sais que le mot répression employé pour décrire l’action des autorités vous déplaît. A mon avis une mesure qui dépasse ce que demande la situation n’est pas autre chose que de la répression. Piller les biens, assaillir les innocents, traiter les prisonniers avec brutalité et les fouetter ne peut être considéré comme une action permise ou nécessaire. On ne peut qualifier cette infraction officielle aux lois que du nom de répression illégale. Il est possible d’admettre, jusqu’à un certain point, que les Non-Coopérateurs et leurs partisans ont procédé par intimidation lors des hartal... mais ceci ne saurait justifier l’interdiction en bloc des réunions publiques paisibles et de l’enrôlement paisible des volontaires, en donnant un sens détourné à une loi dirigée contre des activités manifestement violentes d’intention et d’action; et de même on ne peut désigner autrement que par le mot de répression les poursuites contre des gens innocents selon une application illégale, à notre avis, de la loi ordinaire, ou l’atteinte portée à la liberté de la presse en s’appuyant sur une loi qu’on avait promis d’abroger.
La tâche que le pays doit entreprendre immédiatement est de sauver de la paralysie la liberté de parole, la liberté d’association et la liberté de la presse.....
Dans les circonstances actuelles, le pays n’a d’autre parti que d’adopter une méthode non-violente afin obtenir satisfaction.... Si la politique du gouvernement était restée neutre, s’il avait laissé à l’opinion publique la possibilité de se développer et de produire tout son effet, il eût été possible de remettre la Désobéissance Civile jusqu’à ce que le Congrès ait acquis un contrôle effectif des forces de violence et obtenu des millions d’adhérents une discipline plus grande. Mais cette répression illégale (en quelque sorte sans parallèle dans l’histoire de notre malheureux pays) nous a fait un devoir impératif d’adopter immédiatement la Désobéissance Civile en masse. Le Comité d’Action du Congrès l’a limitée à quelques régions, que je dois fixer de temps à autre, et qui pour l’instant sont restreintes à Bardoli. Cette autorité me permettrait de donner immédiatement mon consentement à un groupe de cent villages de Guntur dans la présidence de Madras, s’ils sont capables de se conformer strictement aux conditions de non-violence, d’union des différentes classes, de manufacture de khadi et de son emploi, et de l’intouchabilité.
Je voudrais, avant que le peuple de Bardoli commençât véritablement la Désobéissance Civile, insister respectueusement auprès de vous pour vous prier comme chef du gouvernement de l’Inde de considérer à nouveau votre politique, de rendre la liberté à tous les Non-Coopérateurs condamnés ou en jugement pour leur activité non violente, et d’exprimer en termes précis une politique de non-intervention dans les activités non-violentes du pays entreprises pour faire rendre justice au Califat ou au Pendjab, ou pour le Swaraj, ou pour toute autre question, même au cas où celles-ci sont passibles de répression, d’après certains articles du Code pénal criminel ou de toute autre loi, à condition bien entendu que la Non-violence soit maintenue.
Je voudrais aussi vous demander avec insistance de libérer la Presse de tout contrôle administratif et de rembourser toutes les amendes récemment imposées. En vous adressant ces diverses prières, je demande simplement à votre Excellence de faire ce qui se fait dans tous les pays qui prétendent avoir à leur tête un gouvernement civilisé. S’il vous était possible de faire la déclaration nécessaire dans les huit jours qui suivront la publication de ce manifeste, je pourrais conseiller de remettre la Désobéissance Civile jusqu’à ce que les Non-coopérateurs sortis de prison aient eu le temps de considérer à nouveau la question. Si le Gouvernement fait la déclaration demandée, j’y verrai une preuve de son désir sincère de céder devant l’opinion publique. Je n’aurai alors aucune hésitation à conseiller au pays de continuer, sans contrainte violente d’un côté ou de l’autre, à former l’opinion publique, m’en rapportant à celle-ci pour obtenir satisfaction aux demandes qui ont été exprimées et qui ne peuvent changer.
La Désobéissance Civile agressive n’aurait lieu dans ce cas que si le gouvernement s’écartait de sa politique de neutralité absolue, ou s’il refusait de plier devant l’opinion nettement exprimée par la grande majorité du peuple de l’Inde.
Croyez-moi
Le serviteur et l’ami dévoué
de Votre Excellence
M. K. Gandhi.
9 février 1922