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La jeune Inde

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LA GRANDE SENTINELLE

Le barde de Shantiniketan a fait paraître dans la Modern Review un article remarquable sur le mouvement actuel. C’est une série d’images verbales comme seul le Poète sait en peindre. C’est une éloquente protestation contre l’autorité, contre la mentalité d’esclave ou quelque nom que l’on puisse donner à l’acceptation aveugle d’une folie passagère sous l’influence de la crainte ou de l’espérance. C’est un conseil salutaire et bienvenu à tous les travailleurs pour la cause, de ne pas imposer leur autorité quelque grande qu’elle soit. Le poète nous dit brièvement de ne rien admettre qui ne parle pas à notre raison ou à notre cœur. Si nous voulons obtenir le Swaraj il nous faut être pour la Vérité telle que nous la connaissons et à n’importe quel prix. Le réformateur qui s’irrite de ne pas voir adopter son message doit se retirer dans la forêt afin d’apprendre à veiller, attendre et prier. On ne peut qu’approuver ceci de tout cœur. Le Poète mérite les remercîments de ses compatriotes pour sa défense de la Vérité et de la Raison. Il est certain que nous serons moins avancés qu’au début si nous donnons notre raison à garder à quelqu’un, et je serais navré si je m’apercevais que le pays s’est laissé conduire aveuglément et sans réflexion par ce que j’ai pu dire ou faire. Je me rends parfaitement compte que la soumission aveugle à ceux que l’on aime peut être plus nuisible que la soumission forcée au fouet du tyran. On peut nourrir quelque espoir pour l’esclave de la brute, aucun pour l’esclave de l’amour. L’amour est nécessaire pour donner de la force à ceux qui sont faibles. L’amour devient tyrannique lorsqu’il exige l’obéissance de celui qui ne croit pas. Marmotter un mantra (prière hindoue) si l’on en ignore la valeur n’est point viril. Il est donc excellent que le poète conseille à tous ceux qui se sont laissés entraîner à imiter servilement l’appel au «charka» (rouet) de déclarer franchement qu’ils n’y croient pas. Son article sert à nous mettre en garde, nous tous qui avons tendance, dans notre impatience, à nous montrer intolérants et même violents envers ceux qui ne partagent pas notre opinion. Je considère le Poète comme une sentinelle qui nous prévient de l’approche d’ennemis nommés Bigoterie, Léthargie, Intolérance, Inertie et autres membres de la même engeance.

Seulement, si je suis d’accord avec le poète sur la nécessité de veiller de crainte de ne plus penser, on ne doit pas imaginer que j’adopte son point de vue au sujet de l’obéissance aveugle qu’il croit exister actuellement sur une grande échelle dans l’Inde. Je me suis adressé certainement à la raison et je puis lui dire en toute certitude que si le pays est heureusement arrivé à croire que le rouet apporte l’abondance, ce n’est qu’après avoir longuement réfléchi et beaucoup hésité. Je ne suis même pas certain que l’Inde cultivée se soit assimilé la vérité qui se cache sous la charka. Qu’il ne prenne pas la poussière superficielle pour la substance qu’elle recouvre! Qu’il pénètre plus au fond et qu’il se rende compte par lui-même si c’est une foi aveugle qui a fait accepter le «charka» ou une nécessité raisonnée.

Je demande en effet au Poète aussi bien qu’au sage de considérer le rouet comme un sacrement. Pendant une guerre, le poète pose sa lyre, le magistrat laisse là ses dossiers et l’écolier ses livres. Le poète chantera la mélodie convenable, une fois la guerre terminée, le magistrat retournera à ses livres de droit lorsque les gens auront le loisir de se battre entre eux. Lorsqu’une maison brûle, tous ceux qui l’habitent sortent et chacun saisit un seau pour éteindre l’incendie. Quand tous ceux qui m’entourent meurent de faim, la seule occupation qui me soit permise est de les nourrir. Je suis convaincu que l’Inde est une maison qui flambe, car chaque jour sa vigueur se consume, elle meurt d’inanition faute d’avoir une occupation qui lui permette d’acheter des aliments. Khulna est affamé, non parce que le peuple n’est pas capable de travailler, mais parce qu’il n’a pas de travail. Les «Ceded Districts» passent par une quatrième famine, Orissa souffre d’une famine chronique. Nos villes ne sont pas l’Inde. L’Inde vit dans ses 70 ou 80 millions de villages, et les villes se nourrissent à leurs dépens. Leurs richesses ne viennent pas des autres pays. Les gens des villes sont des agents de change, des commissionnaires en marchandises, des représentants pour les grandes maisons de commerce de l’Europe, du Japon et de l’Amérique. Les villes coopèrent avec ces derniers pour continuer à saigner nos villages, comme elles le font depuis deux cents ans. J’ai la certitude, fondée sur l’expérience, que la pauvreté de l’Inde s’accroît chaque jour. La circulation ne se fait plus dans ses membres inférieurs. Si nous ne prenons garde, elle finira par défaillir tout à fait.

La seule forme possible sous laquelle Dieu ose se montrer à un peuple affamé et oisif, c’est le travail et la promesse de nourriture comme gages. Dieu a voulu en créant l’homme qu’il vive de son travail, et a dit que ceux qui mangeraient sans travailler seraient des voleurs. Quatre vingt pour cent des habitants de l’Inde sont par force des voleurs, la moitié de l’année. Est-il surprenant que l’Inde soit devenue une vaste prison? La faim, voilà ce qui mène l’Inde au rouet. L’appel du rouet est le plus noble de tous. Parce que c’est un appel d’amour. Et l’amour c’est le Swaraj. Il nous faut songer aux milliers d’êtres humains qui sont plus maltraités que des animaux et qui se meurent. Le rouet est le breuvage qui ramène à la vie des milliers de nos compatriotes, hommes et femmes. Pourquoi, me dira-t-on peut-être, faut-il que ceux qui n’ont pas besoin de filer pour se nourrir se mettent au rouet? Parce que je mange ce qui ne m’appartient pas. Je vis de la spoliation de mes compatriotes. Suivez le trajet de la petite pièce de monnaie qui arrive dans votre poche, et vous reconnaîtrez la vérité de ce que j’avance. Le Swaraj ne représente rien aux millions d’individus qui ne savent comment employer leur inactivité forcée. Nous obtiendrons le Swaraj prochainement, mais nous n’y arriverons que par la renaissance du rouet.

Je tiens au progrès, je tiens à la détermination personnelle, à la liberté, mais je les veux pour l’âme. Je doute que l’âge de l’acier soit supérieur à l’âge de pierre. Peu m’importe. C’est à l’évolution de l’âme qu’il nous faut consacrer toute notre intelligence et toutes nos autres facultés. Je n’éprouve pas la moindre difficulté à imaginer qu’un homme portant l’armure moderne puisse faire une découverte importante et durable pour l’humanité, mais il m’est encore plus facile d’imaginer que celui qui ne possède rien qu’un caillou et un clou pour éclairer sa route peut chanter des hymnes nouvelles de louange et d’amour et communiquer à un monde qui souffre un message de paix et de bonne volonté sur terre.

Je prétends qu’en perdant notre rouet nous avons perdu un de nos poumons et que nous souffrons de phtisie galopante. La restauration du rouet arrêtera le progrès de cette cruelle maladie. Il est certaines choses qu’il faut faire sous certains climats. C’est vers le rouet que sous le climat indien tous doivent tourner les yeux, pendant la période de transition tout au moins, et la majorité d’entre nous pour toujours.

Notre amour pour les tissus étrangers a détrôné le rouet, et c’est pourquoi je considère que porter ces tissus est un péché. Je dois avouer que je ne fais guère de distinction, ni même aucune distinction, entre l’économie politique et la morale. L’économie politique qui nuit au bien-être d’un individu ou d’une nation est immorale et par conséquent criminelle. L’économie politique qui permet à un pays d’en piller un autre est immorale. Il est criminel d’acheter des objets qui proviennent d’un travail insuffisamment rétribué et de s’en servir. Il serait criminel de ma part de me nourrir de blé américain, si en privant mon voisin le grainetier de sa clientèle je le condamne à mourir de faim. Il serait criminel également, et pour le même motif, que je porte les dernières nouveautés de Regent Street, lorsqu’en portant des vêtements filés et tissés par les fileurs et les tisseurs des alentours, non seulement je m’habille mais les habille et les nourris en même temps. Mon crime m’étant apparu tout à coup, mon devoir est de jeter dans les flammes les vêtements étrangers, de me purifier et de ne porter désormais que du Khadi grossier fabriqué par mes voisins. Et si j’apprends que ces derniers ne se remettent pas volontiers au métier qu’ils ont abandonné, je dois afin de le rendre populaire me mettre moi-même au rouet.

Je me permets de faire remarquer au Poète que les vêtements que je lui demande de brûler doivent être et sont à lui. Il faut que ce soient les siens. Si à sa connaissance ils avaient appartenu aux pauvres et aux indigents, il leur aurait depuis longtemps rendu ce qui leur appartenait. Quand je brûle mes vêtements étrangers, je brûle l’objet de ma honte. Je ne dois pas insulter ceux qui sont nus en leur offrant des vêtements dont ils n’ont pas besoin, au lieu de leur donner du travail dont ils ont un besoin pressant. Je ne veux pas commettre le crime de devenir leur protecteur; seulement si j’apprends que j’ai contribué à leur pauvreté, je dois leur accorder une considération particulière, ne pas leur offrir des restes ou des vêtements qui ne me servent plus, mais leur donner ce que j’ai de mieux comme vêtements et de meilleur comme nourriture et m’associer à leur travail.

La Non Coopération ou «Swadeshi» n’a pas l’intention de devenir une doctrine exclusive. Je n’ai pas voulu par modestie crier sur les toits que le message de Non-coopération, de Non-Violence et de Swadeshi s’adressait au monde entier. Il ne peut que s’effondrer, s’il ne porte pas de fruits sur le sol qui l’a vu naître. L’Inde n’a pas autre chose à partager pour l’instant avec le monde que sa dégradation, sa misère et ses plaies. Sont-ce ses anciens Shastras que nous devrions envoyer au monde? Ceux-ci ont paru dans diverses éditions, mais un monde incrédule et idolâtre refuse d’y jeter les yeux parce que nous qui sommes les héritiers et les dépositaires nous ne les suivons pas. Avant de songer à partager il faut posséder. Notre non-Coopération n’est dirigée ni contre les Anglais, ni contre l’Occident; elle est dirigée contre le système que les Anglais ont établi. Notre Non-Coopération est contre la civilisation matérielle, l’avidité et l’exploitation qui l’accompagnent. Notre Non-Coopération est une retraite en nous-mêmes, un refus de coopérer avec les administrateurs anglais à leurs conditions. Nous leur disons: venez, coopérez avec nous, à nos conditions, et ce sera pour notre bien, le vôtre et celui du monde entier. Il faut nous refuser à ce qu’on nous fasse perdre pied; un homme qui se noie est incapable de sauver les autres. Pour pouvoir sauver les autres, il faut d’abord être capable de se sauver soi-même. Le nationalisme indien n’est ni exclusif, ni agressif, ni destructeur. Il est salutaire et religieux et par conséquent humanitaire. Il faut que l’Inde apprenne à vivre, avant d’aspirer à mourir pour l’humanité. Les souris qui sont croquées par le chat parce qu’elles sont trop faibles pour se défendre n’ont aucun mérite à leur sacrifice forcé.

Fidèle à son instinct poétique, le Poète vit dans l’avenir. Il voudrait que nous fissions de même. Il montre à notre œil charmé le merveilleux tableau d’oiseaux qui prennent leur essor dans le ciel à l’aube, en chantant des hymnes de louange. Ces oiseaux ont eu leur nourriture quotidienne, ils ont pris leur essor, l’aile reposée, un sang pur et nouveau ayant couru dans leurs veines pendant la nuit précédente. J’ai eu la douleur de voir des oiseaux qui, faute de forces, ne pouvaient même pas agiter leurs ailes. L’oiseau humain, sous le ciel de l’Inde, se lève plus faible qu’il ne l’était lorsqu’il a fait semblant de se reposer. Pour des milliers d’êtres humains, c’est une éternelle vigile ou une éternelle léthargie. Leur condition est si pénible qu’il faut l’avoir vue pour y croire. Je n’ai pu calmer leur souffrance par un chant de Kabir. Ceux qui ont faim réclament un seul poème fortifiant, de la nourriture. On ne peut la leur donner. Il faut qu’ils la gagnent. Et ils ne peuvent la gagner qu’à la sueur de leur front.

Si nous prenons soin d’aujourd’hui,
Dieu prendra soin du lendemain.

13 octobre 1921

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