La jeune Inde
COMITÉ DU CONGRÈS DE TOUTE L’INDE
La session du Comité de Toute l’Inde qui vient d’avoir lieu a été à certains égards plus remarquable que le Congrès. Il y a tant de courants cachés, de violence consciente et inconsciente, que j’ai prié véritablement et littéralement pour une défaite désastreuse. J’ai toujours fait partie d’une minorité. Le lecteur ignore que dans l’Afrique du Sud j’ai débuté avec l’unanimité presque complète et suis descendu à une minorité de 64 et même de 16, puis je suis remonté à une énorme majorité. Le travail le plus important et le meilleur a été fait dans le désert de la minorité.
Je sais que le Gouvernement craint plus que tout cette énorme majorité que j’ai l’air de dominer. Il ignore que je la crains autant que lui. Je suis véritablement écœuré de cette adoration de la multitude qui ne réfléchit pas. Je serais plus sûr du terrain si elle crachait sur moi. Je ne serais pas obligé de confesser mes erreurs gigantesques et autres, ni forcé de reculer ni de réorganiser.
Mais cela ne devait pas être.
Un ami m’a mis en garde contre le danger d’exploiter ma dictature. Il ignorait que jamais je ne m’en suis servi, ne fût-ce que pour la seule raison que l’occasion ne s’en est pas encore présentée. La «Dictature» me servira seulement lorsque le gouvernement aura empêché les rouages du Congrès de fonctionner.
Loin d’avoir exploité ma dictature, je me demande si je ne me laisse pas moi-même exploiter. J’avoue que j’en ai la terreur. Ma propre sécurité consiste dans mon impudence. J’ai prévenu mes amis du Comité que je suis incorrigible. Chaque fois que le peuple commettra des erreurs, je continuerai à les confesser. Le seul tyran que j’accepte ici-bas, c’est «la petite voix silencieuse». Et même si je devais envisager la minorité d’un seul, j’aurais je crois le courage d’être cette minorité désespérée. Voilà la seule position vraie pour moi. Mais aujourd’hui, je suis devenu plus triste et, je l’espère, plus sage. Je me rends compte que notre Non-Violence est à fleur de peau. Nous brûlons d’indignation. Le gouvernement entretient le feu par ses actes insensés. Il semblerait presque qu’il désire voir ce pays couvert de meurtres, de pillages, de rapines, afin de pouvoir prétendre que lui seul est capable d’y mettre fin.
Cette Non-Violence me semble due uniquement à notre impuissance. Il semble presque que nous nourrissions le désir de nous venger à la première occasion.
Est-ce qu’une Non-Violence volontaire peut naître de ce qui me paraît la Non-Violence forcée des faibles? Est-ce que je ne tente pas une expérience vaine? Qu’arrivera-t-il, le jour où éclatera la fureur, si personne, homme, femme, ou enfant n’est en sécurité et si la main de chacun est levée contre son prochain? A quoi servira-t-il que je jeûne à en mourir, si une telle catastrophe doit se produire? Y a-t-il une alternative? Ne rien faire, prétendre que ce que je sais être mal est bien? Dire qu’une coopération sincère naîtra d’une coopération fausse et forcée, cela revient à dire que la lumière naîtra des ténèbres.
Coopérer avec le gouvernement est tout autant une faiblesse et une faute qu’une alliance avec la violence en suspens. La difficulté est presque insurmontable. Aussi, avec le sentiment croissant que cette Non-Violence est superficielle je ne puis faire autrement que me tromper sans cesse et revenir en arrière comme un homme qui s’avance dans une forêt vierge et toujours doit s’arrêter, revenir sur ses pas, qui trébuche, se blesse et saigne.
Je m’attendais à une certaine somme d’abattement, de désappointement et de ressentiment; mais je n’étais nullement préparé à une violente tempête d’opposition. Il me parut évident que les travailleurs pour la cause n’étaient point d’humeur à entreprendre un travail constructif solide. Le programme n’avait rien de séduisant. Ils ne restaient point associés pour des réformes sociales. Ils ne pouvaient arracher le pouvoir au gouvernement par un travail de réforme aussi routinier. Ils voulaient frapper des coups «non-violents»! Que tout ceci semblait manquer de réalité! Ils ne voulaient pas se donner la peine de réfléchir que, même s’ils parvenaient à vaincre le Gouvernement par un étalage enfantin de fureur, il leur serait impossible de gouverner le pays, une seule journée, sans organisation et méthode constructives, sérieuses et laborieuses.
Il ne faut pas, ainsi qu’eût dit Mohamed Ali, se faire emprisonner «pour une fausse raison». N’importe quel emprisonnement ne nous donnera pas le Swaraj. N’importe quelle désobéissance n’allumera pas en nous l’esprit d’obéissance et de discipline. Les prisons pour le criminel endurci ne sont pas la porte qui mène à la liberté. Elles ne sont un temple de liberté que pour ceux qui personnifient l’innocence. L’exécution de Socrate fit, pour nous, de l’immortalité une réalité vivante; il n’en est pas de même de l’exécution d’innombrables criminels. Rien ne nous porte à croire que nous pourrons dérober le Swaraj par l’emprisonnement de milliers d’hommes qui se prétendront non-violents, mais dans le cœur desquels bouillonnera la haine, le mauvais vouloir et la violence.
Ce serait tout différent si nous nous battions avec des armes, si nous donnions des coups et si nous en recevions. Mais ce n’est pas notre lutte actuelle. Soyons sincères, si nous voulons obtenir le Swaraj par la force, abandonnons la Non-Violence et employons toute la force dont nous sommes capables! Ce serait une attitude raisonnable, vraie et franche à laquelle le monde est habitué depuis des siècles. Nul ne pourrait alors proférer contre nous cette horrible accusation d’hypocrisie.
Mais la majorité ne veut pas m’écouter. Malgré tous mes avertissements et mes pressantes objurgations de rejeter la résolution si elle ne croyait pas la non-violence indispensable pour atteindre notre but, elle l’a adoptée sans y rien changer. Je lui demanderai donc de reconnaître sa part de responsabilité. Elle est tenue maintenant à ne pas se précipiter dans la Désobéissance Civile et à faire d’abord œuvre constructive. Je la supplierai de ne pas prêter l’oreille aux clameurs de ceux qui veulent une action immédiate. L’action immédiate ne consiste pas à se faire emprisonner, ni même à s’efforcer d’obtenir la liberté de parole, de presse et d’association, mais à se purifier soi-même, à s’interroger et à s’organiser tranquillement. Si nous ne prenons pas garde, nous courons le risque de nous noyer dans un fleuve dont nous ignorons la profondeur.
Il est inutile de songer aux prisonniers. En apprenant ce qui s’était passé à Chauri-Chaura, je les ai sacrifiés comme première pénitence. Ils sont allés en prison, pour que la force du peuple leur rende la liberté. On espérait que le premier acte du Parlement du Swaraj serait d’ouvrir la porte des prisons. Dieu en avait décidé autrement. Nous qui sommes restés libres, avons essayé sans y parvenir. Les prisonniers ont tout intérêt à présent à y rester jusqu’à la fin de leur peine. Ceux qui y sont entrés sous de faux prétextes, par suite de quelque erreur ou parce qu’ils comprenaient mal le mouvement, pourront en sortir en faisant des excuses, ou en adressant des pétitions. Le mouvement n’en sera que plus fort, d’avoir été épuré. Les cœurs les plus solides se réjouiront de l’occasion inattendue de souffrir davantage. Depuis des années, des milliers de Russes «pourrissent» dans les prisons de la Russie et cependant le malheureux peuple n’est pas encore libre. La liberté est une coquette des plus difficiles à conquérir et à satisfaire. Nous avons montré que nous savions souffrir, mais nous n’avons pas encore souffert suffisamment. Si le peuple en général demeure passivement non-violent, et si quelques-uns sont non-violents, d’intention, de parole et d’action, activement, sincèrement et en connaissance de cause, nous atteindrons le but dans le plus bref délai et avec le moins de souffrances possibles. Si nous envoyons en prison des hommes qui entretiennent dans leur cœur des sentiments de violence, nous remettons indéfiniment le résultat que nous avons en vue.
Le devoir de ceux qui font partie de la majorité est donc, dans leurs sphères respectives, d’affronter les sarcasmes, les insultes, de voir, s’il le faut diminuer leurs rangs, mais de poursuivre leur but avec détermination, sans dévier d’une ligne. Les autorités, prenant la suspension de notre mouvement pour de la faiblesse, auront peut-être recours à une répression plus grande encore. Nous devons la supporter, nous devons même abandonner la Désobéissance Civile défensive et concentrer toute notre énergie sur la réforme économique et sociale, insipide mais fortifiante. Nous devons plier les genoux et assurer aux Modérés qu’ils n’ont rien à craindre de nous. Nous devons donner aux Zamindars l’assurance que nous n’avons contre eux aucun sentiment hostile.
L’Anglais est généralement hautain; il ne nous comprend pas; il se considère un être supérieur. Il se croit au monde pour nous faire obéir. Il compte sur ses canons et sur ses forts pour se protéger. Il nous méprise. Il veut nous forcer à coopérer avec lui, c’est-à-dire à être ses esclaves. Il faut le vaincre lui aussi, non en pliant le genou devant lui, mais en nous tenant à distance, sans le haïr cependant et sans lui faire de mal. Le molester serait lâche. Si nous refusons tout simplement de nous considérer comme ses esclaves et de lui rendre hommage, nous aurons fait notre devoir. Une souris ne peut qu’éviter le chat. Elle ne peut négocier avec lui, tant qu’il n’a pas limé ses griffes et ses dents. Mais en même temps, nous devons montrer tout notre respect aux quelques Anglais qui cherchent à se guérir et à guérir leurs compatriotes de la maladie de l’orgueil de race.
La minorité a des idéaux différents. Elle ne croit pas au programme. Ne serait-il pas logique et patriotique de sa part de former un nouveau parti et une organisation nouvelle? Elle pourrait alors instruire vraiment le pays. Ceux qui ne croient pas à la doctrine du Congrès doivent assurément le quitter. Il faut que même une organisation nationale ait une croyance. Quelqu’un qui ne croirait pas au Swaraj, par exemple, n’est pas à sa place au Congrès. Je prétends également que celui qui ne croit pas aux «moyens pacifiques et légitimes» n’y est pas davantage. Un membre du Congrès peut ne pas croire à la Non-Coopération et y demeurer cependant, mais il ne peut conserver son titre de membre du Congrès, s’il croit à la violence et au mensonge. J’ai donc été profondément blessé de l’opposition qui fut faite à ma proposition au sujet de la croyance, et à ma paraphrase des deux adjectifs «pacifiques et légitimes» que j’avais expliqués par «non-violents et sincères» respectivement. J’avais mes raisons pour cette paraphrase. Afin d’éviter une discussion pénible, j’ai accepté de la supprimer, mais j’ai eu l’impression que la vérité recevait un coup mortel.
Je suis persuadé que ceux qui ont soulevé l’objection sont d’aussi bons patriotes que je crois l’être, ils désirent aussi ardemment le Swaraj que tout autre membre du Congrès. Seulement, je considère que l’esprit patriotique demande qu’ils adhèrent strictement et loyalement à la Non-Violence et à la Vérité; et s’ils n’y croient pas, ils doivent cesser d’appartenir au Congrès.
N’y a-t-il point une saine économie pour la nation à ce que tous les idéaux soient bien définis et à travailler indépendamment les uns des autres? le parti le plus populaire remportera la victoire. Si nous voulons développer le véritable esprit démocratique, ce n’est pas par l’obstruction que nous y parviendrons, mais par l’abstention.
Cette session du Comité du Congrès de toute l’Inde a démontré fortement que c’est nous qui retardons les progrès du Swaraj, et non pas le gouvernement. Chaque faute du gouvernement aide notre cause. Chaque négligence de notre part lui fait tort.
2 mars 1922.