La jeune Inde
LA PEUR DE LA MORT[90]
J’ai réuni diverses définitions du Swaraj. Une de celles-ci serait: Le Swaraj consiste à ne pas avoir peur de la mort. Une nation que la peur de la mort peut influencer n’obtiendra pas le Swaraj et l’obtiendrait-elle d’une façon quelconque, qu’elle ne saurait le conserver.
Les Anglais portent leur vie dans leur poche. Les Arabes et les Pathans considèrent que la mort n’est qu’un malaise comme un autre et ne pleurent jamais lorsqu’un de leurs parents meurt. Les femmes boers ignorent complètement cette crainte. Pendant la guerre des Boers des milliers de jeunes femmes devinrent veuves. Elles restaient indifférentes. Qu’importait la perte d’un époux ou d’un fils du moment que leur pays était sauvé! C’était assez et plus qu’assez. A quoi eût servi un époux si la patrie avait été réduite à l’esclavage? Mieux valait infiniment ensevelir les restes mortels d’un fils et chérir sa mémoire immortelle que de l’élever en esclave. Voilà comment les femmes boers se cuirassaient le cœur et donnaient joyeusement les êtres qui leur étaient chers à l’ange de la mort.
Ceux dont je viens de parler tuaient et étaient tués, mais que dire de ceux qui ne tuent pas et que l’on tue? Ceux-là deviennent l’objet de la vénération du monde, ils sont «le sel de la terre».
Anglais et Allemands se sont battus; ils ont tué et ils ont été tués. Comme résultat, la haine s’est accrue, il règne une agitation épouvantable et la condition actuelle de l’Europe est pitoyable. La duplicité grandit et chacun cherche à tromper les autres.
Le courage que nous voulons développer est d’un ordre plus élevé et c’est pour cette raison que nous espérons sous peu remporter une victoire éclatante.
Lorsque nous obtiendrons le Swaraj, un grand nombre d’entre nous auront cessé de craindre la mort, autrement nous n’aurions pas le Swaraj. Jusqu’à présent les jeunes gens surtout sont morts pour la cause. Ceux qui ont trouvé la mort à Aligarh avaient tous moins de vingt et un ans. Personne ne savait leur nom. Si le gouvernement tirait maintenant, j’espère que certains des chefs auraient l’occasion de s’offrir au sacrifice suprême.
Pourquoi sommes-nous bouleversés lorsque des enfants, des jeunes gens ou des vieillards meurent? Il ne se passe pas un instant sur cette terre sans que quelqu’un meure ou vienne au monde. Nous devrions sentir à quel point il est absurde de nous réjouir d’une naissance ou de pleurer une mort. Ceux qui croient à l’existence de l’âme—et quel Hindou, Musulman ou Parsi n’y croit pas?—savent que l’âme est immortelle. L’âme des morts et l’âme des vivants n’est qu’une. Le mouvement éternel de création et de destruction se poursuit sans interruption. Il n’y a rien en lui qui doive nous transporter de joie ou nous plonger dans le désespoir. Même en n’étendant l’idée de parenté qu’à nos compatriotes, si nous considérions toutes les naissances comme ayant lieu dans notre famille, combien en célébrerions-nous? Si nous pleurions toutes les morts qui ont lieu dans notre pays, nos yeux seraient à jamais remplis de larmes. Cette pensée devrait nous aider à nous délivrer de la crainte de la mort.
L’Inde, dit-on, est une nation de philosophes, et nous n’avons point refusé cet éloge. Et cependant il n’est guère de nation plus désemparée que la nôtre devant la mort, et dans l’Inde, nulle communauté peut-être ne le montre autant que les Hindous. Une seule naissance, et nous voilà transportés d’une joie ridicule; un décès et nous nous plongeons dans une orgie de lamentations bruyantes qui empêchent nos voisins de dormir pendant la nuit entière. Si nous voulons obtenir le Swaraj, et si, l’ayant obtenu, nous voulons en faire quelque chose dont nous puissions nous montrer fiers, il faut absolument nous guérir de cette frayeur absurde.
Qu’est-ce que la prison pour qui ne craint pas la mort?—Si le lecteur veut se donner la peine de réfléchir un instant, il se rendra compte que le Swaraj tarde parce que nous ne sommes pas préparés à voir sans émotion venir la mort et des inconvénients moins sérieux que la mort. A mesure que le nombre des hommes innocents prêts à accueillir la mort avec joie augmentera, leur sacrifice deviendra un instrument puissant pour le salut des autres et la souffrance sera moindre. La souffrance que l’on supporte gaiement cesse d’être souffrance et se transmue en joie ineffable. L’homme qui fuit devant la souffrance est victime de tribulations continuelles avant que celle-ci ne l’atteigne si bien qu’il est à demi-mort lorsqu’elle arrive. Celui qui est prêt à tout accepter d’un cœur serein échappe à la douleur, sa sérénité agit comme un anesthésique.
J’ai été conduit à écrire sur ce sujet parce qu’il nous faut envisager la mort si nous voulons avoir le Swaraj cette année. Celui qui a pris ses précautions échappe souvent aux accidents et il se peut que ce soit le cas pour nous. J’ai la ferme conviction que le Swadeshi nous y prépare. Lorsque le Swadeshi aura complètement atteint son but le gouvernement ni personne ne verra la nécessité de nous faire subir d’autres épreuves.
Néanmoins il vaut mieux que nous soyons prêts à toute contingence. Le pouvoir rend les hommes aveugles et sourds, ils sont incapables de voir ce qui est sous leur nez ni d’entendre ce qui gronde à leurs oreilles. Il est donc impossible de savoir ce que pourra faire un gouvernement ivre de son pouvoir. Il m’a semblé nécessaire que les patriotes se préparent à la mort, à la prison et à d’autres éventualités de ce genre.
Les braves vont au devant de la mort le sourire aux lèvres, ce qui ne les empêche pas d’être sur leur garde. Dans cette guerre non violente, il ne s’agit pas d’être téméraires. Nous n’avons pas l’intention d’aller en prison ou de mourir par un acte immoral. C’est en résistant aux lois oppressives de ce gouvernement que nous devons monter au gibet.
13 octobre 1921