La jeune Inde
DEVOIR DES HABITANTS DU PENDJAB
Le Leader d’Allahabad mérite qu’on le félicite d’avoir publié la correspondance qu’il a reçue au sujet de M. R. Bosworth Smith, l’un des officiers responsables de l’application de la loi martiale et contre lesquels les plaintes de mauvais traitements répétés et persistants sont des plus amères. D’après cette correspondance, il paraîtrait qu’au lieu d’être destitué, Mr Bosworth Smith aurait reçu de l’avancement. Quelque temps avant la mise en vigueur de la loi martiale, Mr Bosworth Smith avait été suspendu de ses fonctions; or non seulement on lui avait rendu son poste de Deputy Commissioner[65], mais on l’avait investi de nouveaux pouvoirs le chargeant de faire appliquer le paragraphe 30 du Code Criminel. Depuis son arrivée, la malheureuse population de l’Inde vit sous un régime de terreur et de tyrannie. Notre correspondant ajoute: «J’emploie ces deux mots avec intention, afin de bien exprimer ce que je veux dire». J’extrais de sa lettre quelques passages qui jettent un peu de lumière et qui expliquent ce qu’il entend par terreur et tyrannie. «Lorsqu’il s’agit de plaintes privées, il n’en prend jamais note... Le rapporteur les inscrit à la fin de la séance, et le lendemain le magistrat les signe. Que le rapport soit ou non en faveur du plaignant, le magistrat n’y jette jamais les yeux; ces plaintes sont réservées sans avoir été jugées convenablement. En ce qui concerne les Challans de la police, ceux qui plaident pour les accusés n’ont pas l’autorisation de communiquer avec les prisonniers en jugement, qui sont sous la garde de la police. Ils n’ont pas le droit de contre-examiner les témoins à charge... Des questions suggérant les réponses sont posées aux témoins de l’accusation... De cette façon, toute une histoire accusatrice se trouve mise dans la bouche des témoins de la police. Les témoins à décharge, bien qu’appelés, ne sont pas autorisés à être interrogés par les avocats de la défense... N’importe quel fonctionnaire d’un «Cantonnement» n’a qu’à écrire le nom d’un habitant du «Cantonnement» sur un chiffon de papier et lui donner l’ordre de comparaître le lendemain devant le tribunal pour qu’il y soit obligé: c’est une sommation... S’il ne se présente pas, il reçoit un mandat d’arrêt.» La lettre en question cite bien d’autres exemples de ce genre qui mériteraient d’être publiés; mais ceci suffit pour expliquer ce que veut dire l’auteur. Permettez-moi d’examiner un peu la conduite de ce fonctionnaire pendant l’application de la Loi Martiale. C’est lui qui jugea en bloc et condamna, après un jugement qui n’était qu’une farce. Des témoins ont déclaré qu’il convoquait les gens et les forçait à faire de fausses dépositions, qu’il soulevait le voile des femmes, les insultait en les appelant chiennes, ânesses, qu’il crachait sur elles. C’est lui qui fit endurer aux plaignants innocents de Shekhupera une persécution impossible à décrire. Mr Andrews a mené une enquête personnelle, au sujet des plaintes qui ont été faites contre ce fonctionnaire, et en est venu à cette conclusion qu’il n’est pas de fonctionnaire qui ait plus mal agi que Mr Smith... Sa déposition au Comité Hunter témoigne d’un mépris absolu de la vérité; et voilà l’homme qui vient de recevoir de l’avancement! La question est de savoir ce qu’il fait au service du gouvernement et pourquoi il n’a pas été mis en jugement, pour avoir maltraité et insulté des hommes et des femmes innocents.
Je vois que l’on voudrait que le Général Dyer et Sir Michael O’Dwyer fussent poursuivis. Je ne m’arrêterai pas à examiner si la chose est possible. J’ai regretté de voir que M. Shastri était de cet avis. Si les Anglais le faisaient d’eux-mêmes, je considérerais que ces poursuites attestent leur désapprobation de l’atrocité commise au Jallianwala Bagh. Mais je ne dépenserais certainement pas un liard en vaine tentative pour faire condamner ces hommes. Le public doit sûrement connaître assez l’esprit anglais. La presse anglaise presque tout entière conspire pour protéger ces coupables envers l’humanité. Je n’ai aucun désir d’aider à en faire des héros, en me joignant à ceux qui réclament leur mise en accusation. Une destitution qui s’impose d’une façon autrement péremptoire est celle de Mr Bosworth Smith, Deputy Commissioner, de Rai Shri Ram et de quelques autres dont le nom a été donné dans le rapport du Sous-Comité du Congrès. Quelque méprisable que soit le Général Dyer, je considère que Mr Smith l’est bien davantage et que les crimes qu’il a commis sont bien autrement sérieux que le massacre du Jallianwala Bagh. Le Général Dyer croyait de bonne foi qu’effrayer le peuple en tirant dessus était l’acte d’un soldat. Mais Mr Smith fut cruel, vulgaire et vil, gratuitement. Si tous les faits qu’on lui reproche sont exacts, il n’y a absolument rien d’humain en lui. Il n’a pas comme le Général Dyer le courage d’admettre ce qu’il a fait. Quand on lui demande des explications, il se dérobe. Ce fonctionnaire conserve le pouvoir d’infliger sa présence à des gens qui ne lui ont rien fait et de continuer à déshonorer l’autorité qu’il représente.
Que fait le Pendjab pour remédier à ces choses? N’est-ce point le devoir très net de tout habitant du Pendjab de ne pas avoir de cesse tant que Mr Smith et ses pareils ne seront pas destitués. Les chefs du Pendjab auront recouvré leur liberté en vain s’ils ne l’emploient pas à purger l’administration de Mr Bosworth Smith et Compagnie. Je suis persuadé que s’ils veulent entreprendre une action résolue, ils seront soutenus par l’Inde entière. Je me permets de leur suggérer que la meilleure façon de se rendre capables d’envoyer le Général Dyer à la potence, c’est de remplir le devoir plus pressant et plus facile de mettre fin au mal que continuent à faire ces fonctionnaires, contre lesquels ils ont réuni des témoignages écrasants.
23 mars 1920.