La jeune Inde
LA DOCTRINE DE L’ÉPÉE
Il est à peu près impossible, à notre époque où la force brutale est maîtresse, d’imaginer que personne puisse rejeter la loi de suprématie de la force brutale. Aussi je reçois des lettres anonymes me conseillant de ne pas entraver la marche de la Non-Coopération même s’il arrivait que la violence populaire éclatât. Certains viennent me trouver, et présumant qu’en secret je dois préparer une action violente, me demandent quand viendra l’heureux moment de déclarer ouvertement la violence. Ils m’assurent que les Anglais ne plieront jamais que devant la violence ouverte ou secrète. Il en est d’autres encore qui me croient, paraît-il, le plus grand scélérat de l’Inde parce que je ne dis jamais quelle est mon intention véritable[67] et ils n’ont pas l’ombre d’un doute que je crois à la violence autant que la plupart.
Puisque la doctrine de l’épée a pour la majorité de l’humanité une telle importance, que le succès de la Non-Coopération dépend avant tout de l’absence de violence pendant la durée du mouvement et que ma manière de voir à ce sujet affecte la conduite d’un grand nombre de gens, je tiens à l’expliquer aussi clairement que possible.
Je crois en vérité que s’il fallait absolument faire un choix entre la lâcheté et la violence, je conseillerais la violence. Par exemple, lorsque mon fils aîné m’a demandé ce qu’il aurait dû faire s’il avait été avec moi en 1908, quand je fus victime d’un attentat, si son devoir eût été de fuir et de me laisser tuer ou d’employer la force pour me défendre, je lui ai répondu que son devoir aurait été de me défendre, même s’il lui avait fallu employer la violence. C’est pourquoi je suis d’avis que ceux qui croient à la violence apprennent le maniement des armes. Je préférerais assurément que l’Inde eût recours aux armes pour défendre son honneur plutôt que de la voir devenir ou rester lâchement l’impuissant témoin de son déshonneur.
Mais je crois que la non-violence est infiniment supérieure à la violence: pardonner est plus viril que punir. Le pardon est la parure du soldat. Mais s’abstenir n’est pardonner que s’il y a possibilité de punir; l’abstention n’a aucun sens si elle provient de l’impuissance. On ne peut guère dire que la souris pardonne au chat lorsqu’elle se laisse croquer par lui. Je comprends par conséquent le sentiment de ceux qui réclament le châtiment mérité par le général Dyer et par ses pareils. Ils le déchireraient s’ils le pouvaient. Mais je ne crois pas que l’Inde soit impuissante; je ne crois pas être moi-même une créature impuissante; seulement je tiens à employer plus utilement les forces de la nation et les miennes.
Qu’on ne se méprenne pas sur mes paroles! La force ne dépend pas de la capacité physique; elle procède d’une volonté indomptable. Un Zoulou quelconque, si l’on ne considère que sa force corporelle, est un adversaire plus que redoutable pour un Anglais ordinaire. Et pourtant le Zoulou s’enfuit devant un jeune Anglais parce qu’il a peur de son revolver ou de ceux qui s’en serviraient pour lui. Il craint la mort et malgré son corps vigoureux il manque de nerfs. Nous qui habitons l’Inde, nous pouvons en un moment nous rendre compte qu’il est inutile à 100000 Anglais de chercher à effrayer 300 millions d’êtres humains. Un pardon net serait la reconnaissance nette de notre force. Un pardon éclairé ferait monter en nous une vague formidable de force qui rendrait impossible à un Dyer ou à un Johnson d’accumuler des outrages sur notre malheureux pays... L’Inde aura tout avantage à renoncer au droit qu’elle a de punir. Nous avons de meilleures choses à faire, une mission plus noble à prêcher au monde.
Je ne suis pas un visionnaire. Je prétends être un idéaliste pratique. Le culte de la Non-violence n’est pas uniquement pour les Rishis (sages) et les saints. Il est aussi pour le vulgaire. La Non-Violence est la loi de l’espèce humaine comme la violence est celle de la brute. L’esprit sommeille chez la brute et celle-ci ne connaît d’autre loi que la force physique. La dignité de l’homme réclame de lui l’obéissance à une loi supérieure,—à la puissance de l’esprit.
Je me suis donc permis de présenter à l’Inde l’antique loi du sacrifice de soi. Car le Satyâgraha et ses rejetons: la non-coopération et la résistance civile, ne sont que des noms nouveaux pour la loi de Souffrance. Les Rishis qui découvrirent la loi de la Non-Violence au milieu de la violence furent de plus grands génies que Newton. Ils furent de plus grands guerriers que Wellington. S’étant eux-mêmes servi d’armes ils en avaient compris l’inutilité et enseignèrent à un monde fatigué que le salut ne se trouvait pas dans la violence mais dans la Non-Violence.
La Non-violence sous sa forme dynamique veut dire souffrance consciente. Ceci ne veut point dire que nous devions nous soumettre humblement à la volonté de celui qui fait le mal mais que notre âme entière doit résister à la volonté du tyran. Un seul individu qui agit selon cette loi fondamentale peut défier la puissance entière d’un empire injuste pour sauver son honneur, sa religion, son âme et amener plus tard la chute de cet empire ou sa régénération.
Ainsi je ne demande pas à l’Inde de pratiquer la Non-violence à cause de sa faiblesse. Je veux qu’elle pratique la Non-violence étant consciente de sa force et de son pouvoir. L’Inde n’a pas besoin d’apprendre à manier les armes pour se rendre compte de sa force. Nous paraissons en avoir besoin parce que nous paraissons croire que nous ne sommes qu’une masse de chair. Je veux que l’Inde reconnaisse qu’elle possède une âme qui ne saurait périr et peut triompher de toutes les faiblesses matérielles et tenir tête à toute la coalition matérielle du monde entier... Mais comme je suis un homme pratique je n’attends pas que l’Inde ait reconnu la possibilité pratique de la vie spirituelle dans le domaine politique. L’Inde se considère impuissante et paralysée devant les canons, les tanks et les aéroplanes des Anglais; et elle adopte la Non-Coopération parce qu’elle se sent faible. Cela servira cependant au même but si un nombre suffisant met en pratique cette méthode: l’Inde sera délivrée du poids écrasant de l’Injustice Britannique.
Je distingue cette Non-Coopération du Sinn-Feinisme car elle est conçue de telle sorte qu’elle ne saurait être menée de front avec la violence. Mais j’invite même l’école de la violence à faire l’essai de cette Non-Coopération pacifique. Elle n’échouera pas à cause de faiblesse inhérente, mais parce qu’elle n’aura pas éveillé assez d’ardeur en réponse. Alors viendra le moment du danger véritable. Les hommes d’âme élevée, qui ne pourront endurer davantage l’humiliation nationale, donneront libre cours à leurs sentiments de colère. Ils adopteront la violence. Si je ne me trompe, ils périront sans s’être délivrés et sans avoir délivré leur pays de l’injustice. En adoptant la doctrine de l’épée, il est possible que l’Inde remporte une victoire momentanée. L’Inde cessera d’être alors ce dont mon cœur est fier. Je suis marié à l’Inde parce que je lui dois tout. J’ai l’absolue croyance qu’elle a une mission à remplir dans le monde. Elle ne doit pas copier aveuglément l’Europe. Si l’Inde accepte la doctrine de l’épée, ce sera pour moi l’heure de l’épreuve. J’espère que moi je ne faillirai pas. Ma religion ne connaît pas de frontières géographiques. Si ma foi est vivante, elle dépassera mon amour pour l’Inde même. J’ai voué ma vie au service de l’Inde par la religion de la Non-Violence que je crois être la racine même de l’Hindouisme.
En attendant je supplie ceux qui doutent de moi de ne pas troubler la marche paisible de la lutte qui vient de commencer, par l’incitation à la violence, en s’imaginant que je la désire. Je hais le secret comme un crime. Qu’ils tentent l’épreuve de la Non-Coopération et ils verront que je n’en ai pas fait la moindre restriction mentale.
11 août 1920.