La jeune Inde
LA QUESTION DE SUPRÊME IMPORTANCE
D’ici quelques semaines, la Désobéissance Civile devrait battre son plein dans quelque partie de l’Inde. Le pays est familier maintenant avec la désobéissance partielle et individuelle. La Désobéissance Civile totale est une rébellion sans violence. Un champion convaincu de la Désobéissance Civile ignore purement et simplement l’autorité de l’Etat. Il se met hors la loi et prétend n’obéir à aucune des lois immorales de l’Etat. Il se refuse par exemple à payer les impôts et à reconnaître l’autorité de la loi dans ses rapports journaliers, il pénètre dans les casernes malgré la défense, afin de parler aux soldats, et se poste aux endroits même où il est interdit de stationner. Dans toutes ces actions, il n’emploie jamais la force et ne résiste jamais à la force employée contre lui. Il s’expose à la prison et aux autres méthodes violentes que l’on peut employer contre lui. Il agit ainsi, lorsque et parce qu’il considère que la liberté physique dont il paraît jouir est un intolérable fardeau. Il se dit que l’Etat n’accorde la liberté individuelle qu’autant que le citoyen se soumet à ses règles. Se soumettre aux lois de l’État, voilà le prix que tout citoyen doit payer pour sa liberté. Obéir à un État totalement ou largement injuste est un troc immoral de la liberté. Un citoyen qui reconnaît ainsi la nature malfaisante d’un État ne peut être satisfait d’y vivre par tolérance aux yeux de ceux qui ne partagent pas son opinion; il semble être un fléau pour la société, alors qu’il cherche uniquement et sans commettre de faute morale à se faire arrêter par l’État. La résistance civile ainsi comprise devient l’expression la plus puissante des tourments d’une âme, et une protestation éloquente contre le maintien d’un gouvernement malfaisant. N’est-ce point l’histoire de toute réforme? Les réformateurs, à la grande indignation de leurs semblables, n’ont pas rejeté même les plus innocents symboles quand ils avaient été associés à des pratiques immorales?
Lorsqu’un groupe d’hommes renie l’état sous la domination duquel ils ont vécu jusqu’alors, ils établissent presque leur propre gouvernement. Je dis presque, parce qu’ils ne vont pas jusqu’à employer la force lorsque l’Etat résiste. Leur affaire est de se faire jeter en prison ou fusiller par l’Etat, si celui-ci ne reconnaît pas leur indépendance, ou en d’autres termes s’il ne s’incline pas devant leur volonté.
Ainsi, 3.000 Indiens dans l’Afrique du Sud, après avoir dûment averti le gouvernement du Transvaal, passèrent la frontière du Transvaal en 1914, défiant la loi d’immigration au Transvaal et contraignirent le gouvernement à les arrêter. Quand il ne put arriver à les provoquer à la violence ou les forcer à la soumission, il céda à leur réclamation. Un groupe de gens faisant de la résistance civile est donc comme une armée sujette à toute la discipline du soldat, mais à une discipline plus dure parce qu’il lui manque la surexcitation habituelle à la vie d’un soldat ordinaire. Et comme une armée de résistance civile est ou devrait être dégagée de l’esprit de représailles, elle requiert le moindre nombre de soldats. En vérité, un seul homme résistant civilement suffit à remporter la victoire de la Justice sur l’Injustice.
Le Comité du Congrès de toute l’Inde a autorisé les Comités du Congrès des provinces à commencer la désobéissance civile, sous leur propre responsabilité. J’espère qu’ils donneront au mot responsabilité toute son importance et ne commenceront pas de gaieté de cœur. Toutes les conditions doivent être remplies. Parler encore d’Union Musulmane, de Non-Violence, de Swadeshi et de la suppression de l’Intouchabilité, montre que ces questions ne sont pas arrivées à faire partie intégrale de notre existence nationale... Il serait d’ailleurs préférable de veiller et d’attendre que l’expérience ait lieu dans une partie de l’Inde, tout d’abord... Les régiments qui veillent et qui attendent coopèrent aussi activement que ceux qui se battent véritablement. La seule circonstance qui pourrait autoriser une désobéissance individuelle simultanée pendant que l’expérience aura lieu, serait l’opposition du gouvernement au progrès tranquille du Swadeshi; si par exemple un fileur habile qui enseigne son art et l’organise se voyait interdire cette occupation, son devoir serait de ne tenir aucun compte de l’ordre reçu et de courir le risque d’être emprisonné. Pour ce qui est de tout le reste, pendant qu’une partie du pays prendra part à l’offensive et enfreindra délibérément toutes les lois amorales de l’État qu’il lui sera possible d’enfreindre, il vaudra mieux que toutes les autres parties de l’Inde respectent scrupuleusement les ordres et les instructions données. Il est inutile d’ajouter que toute révolte violente dans une autre partie de l’Inde ferait nécessairement du tort à la tentative et même y mettrait fin. Les autres parties de l’Inde devront donc rester calmes et tranquilles, même si les habitants de la région de l’Inde où l’expérience a lieu étaient emprisonnés, criblés de balles ou traités cruellement, d’une façon quelconque par les autorités. Il nous faut être certains qu’elles se montreront à la hauteur de toutes les éventualités possibles.
10 novembre 1921.