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La jeune Inde

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A TOUT ANGLAIS HABITANT L’INDE

Cher Ami,

C’est la seconde fois que je me permets de m’adresser à vous. Je sais que la plupart d’entre vous avez la Non-Coopération en horreur. Je désirerais cependant, si vous voulez bien croire à ma sincérité, vous prier de mettre à part deux des questions dont je m’occupe.

Si vous ne sentez pas ma sincérité, je ne puis vous la prouver. Quelques-uns de mes amis indiens m’accusent de déguiser la vérité lorsque je prétends que, tout en abhorrant le système établi par les Anglais, nous ne sommes pas tenus de les haïr. J’essaie de montrer que l’on peut détester les vices d’un frère sans le haïr lui-même. Jésus dénonça les vices des scribes et des pharisiens, mais il n’avait pour eux aucune haine. Cette loi d’amour pour l’homme et de haine pour le mal qui est en lui, Jésus ne l’énonça pas pour lui seul; il l’enseigna comme doctrine. Je l’ai d’ailleurs trouvée dans toutes les religions du monde entier.

Je crois être assez bon juge de la nature humaine, et vivisecteur de mes propres faiblesses. J’ai découvert que l’homme est supérieur au système qu’il organise. J’ai donc l’impression qu’individuellement vous valez beaucoup mieux que le système que votre communauté a établi. Chacun de mes compatriotes qui se trouvait à Amritsar en ce fatal 10 avril valait mieux individuellement que la foule dont il faisait partie. Seul, aucun d’eux n’eût accepté de tuer les innocents directeurs de banque anglaise, mais dans la foule plus d’un perdit la tête. C’est pour cette raison que l’Anglais qui remplit une fonction publique dans l’Inde est différent de l’Anglais qui habite l’Angleterre. Ici, vous faites partie d’un système d’une indicible infamie. Je puis donc condamner ce système dans les termes les plus violents, sans pour cela vous considérer comme mauvais, ni imputer de mauvaises intentions à tous les Anglais. Vous êtes autant que nous les esclaves de votre système. Je désire donc que vous agissiez de même envers moi et ne m’accusiez point d’intentions que vous n’avez point vues écrites de ma main. Je vous aurai déclaré le mobile entier de mes actions quand je vous aurai dit que j’ai hâte d’améliorer ou de faire cesser un système obligeant l’Inde à obéir à une poignée d’entre vous et ne donnant aux Anglais le sentiment de la sécurité qu’à l’abri de forts et de canons qui s’imposent à la vue. Ce spectacle est une honte, et pour vous et pour nous. Notre existence commune est basée sur la méfiance et sur la crainte réciproque. Vous admettrez certainement que cela manque de dignité. Un système responsable d’un pareil état de choses est forcément satanique. Il devrait vous être possible de vivre dans l’Inde comme faisant partie intégrale de son peuple et non comme des exploiteurs étrangers. Mille existences indiennes pour une existence anglaise est une doctrine qui conduit au désespoir, et pourtant vous pouvez me croire, en 1919, elle fut énoncée par les plus puissants d’entre vous.

Je serais presque tenté de vous proposer de vous joindre à moi pour détruire un système qui nous a fait descendre si bas vous et nous. Mais je sens qu’il est trop tôt. Nous n’avons pas encore donné suffisamment de preuves de notre sincérité, de notre abnégation et de notre empire sur nous-mêmes pour pouvoir le faire.

Mais ce que je vous demande c’est de nous aider à boycotter le tissu étranger et à combattre le fléau de la boisson.

Les tissus du Lancashire furent imposés à l’Inde ainsi que l’ont démontré les historiens anglais, et les manufactures indiennes célèbres dans le monde entier, furent ruinées délibérément et systématiquement. Non seulement l’Inde en est réduite à être à la merci du Lancashire, mais aussi du Japon, de la France et de l’Amérique. Rendez-vous compte de ce que cela signifie pour l’Inde. Chaque année, nous envoyons hors de l’Inde environ 60 millions de roupies pour acheter du tissu, alors que nous produisons assez de coton pour fabriquer tout le tissu dont nous avons besoin. N’est-ce pas de la folie d’exporter notre coton pour qu’il nous revienne manufacturé sous forme de tissu? Etait-il juste de réduire l’Inde à une telle condition? Il y a 150 ans, nous fabriquions tout le tissu que nous portions. Nos femmes filaient de beau fil dans leurs chaumières et ajoutaient au gain de leur mari; les tisserands des villages le tissaient. Pour un immense pays agricole comme le nôtre, cet apport jouait un rôle important dans l’économie nationale. Il nous permettait d’employer nos instants de loisir de la façon la plus naturelle. Aujourd’hui, les femmes ont perdu l’adresse de leurs mains et l’oisiveté forcée de milliers d’individus a appauvri le pays. Un grand nombre de tisserands se sont mis balayeurs, d’autres se sont engagés comme mercenaires. La moitié de la race des artistes tisseurs a disparu et les autres tissent du fil importé, faute de pouvoir en tisser qui ait été filé à la main.

Vous comprendrez peut-être à présent ce que le boycottage du tissu étranger signifie pour l’Inde. Cette mesure n’est pas un châtiment. Si dès aujourd’hui le gouvernement réparait les injustices faites au Califat et au Pendjab et consentait immédiatement à donner le Swaraj à l’Inde, celle-ci devrait quand même continuer le boycottage des tissus étrangers. Swaraj signifie au moins le droit de conserver les industries de l’Inde qui sont indispensables à l’existence économique de la nation, et d’interdire toute exportation capable de mettre obstacle à cette existence. L’agriculture et le rouet sont comme les deux poumons de l’Inde, il faut à tout prix qu’on les préserve de la consomption.

Cette question ne peut attendre. Il est impossible de considérer les intérêts des fabricants étrangers et des importateurs indiens lorsque la nation entière meurt de faim, faute d’avoir une occupation rémunératrice qui s’ajoute à l’agriculture.

Ne considérez pas à tort ce mouvement comme un boycottage général des produits étrangers. L’Inde ne cherche nullement à se fermer le commerce international. A l’exception des tissus, il lui faut accepter avec reconnaissance et dans des conditions avantageuses pour les parties contractantes les marchandises qui sont mieux fabriquées hors de son pays. Mais rien ne doit lui être imposé. Je ne cherche pas à lire dans l’avenir, mais j’espère certainement qu’avant peu il sera possible à l’Inde de coopérer avec l’Angleterre sur un pied d’égalité. Le moment sera venu alors d’examiner les relations commerciales. Pour l’instant, je vous demande de nous aider à organiser le boycottage des tissus étrangers.

La campagne contre l’alcoolisme est d’une importance analogue et tout aussi grande. Les débits sont un fléau intolérable imposé à la société. Jamais le peuple ne s’est autant intéressé à la question. J’admets qu’ici les ministres des Indes peuvent faire plus que vous. Je voudrais néanmoins que vous exprimiez clairement votre opinion sur ce point. Si je ne me trompe, sous n’importe quel gouvernement, la Nation demandera une complète prohibition. Il vous est possible de développer l’agitation croissante à ce sujet en mettant le poids de votre influence dans le plateau de la balance.

13 juillet 1921.

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