La jeune Inde
L’ÉDUCATION NATIONALE
On a dit tant de choses bizarres sur ma façon d’entendre l’éducation nationale qu’il ne serait peut-être pas hors de propos de faire connaître mon opinion au public sur ce sujet.
A mon avis la méthode d’éducation actuelle est mauvaise, pour trois raisons de la plus haute importance en dehors de ses rapports avec un gouvernement injuste:
1o Elle repose sur une culture étrangère à l’exclusion presque totale de la culture indigène.
2o Elle ignore la culture du cœur et la culture manuelle et se consacre exclusivement à celle du cerveau.
3o Il est impossible de donner une véritable éducation en se servant d’une langue étrangère.
Examinons ces trois défauts en détail. Presque dès le début, les manuels d’enseignement traitent, non de choses avec lesquelles les enfants sont journellement en rapport, mais de choses qui leur sont totalement inconnues. Ce n’est pas dans ces manuels qu’un jeune garçon apprendra ce qui est bien ou mal à la maison. On ne lui enseigne jamais à être fier de son foyer. Plus son éducation avance, plus on l’en éloigne, si bien que lorsqu’il a terminé ses études il est devenu complètement étranger à son milieu. Il ne trouve aucune poésie à la vie de famille. Les scènes villageoises sont pour lui un livre fermé. Sa propre civilisation lui a été représentée comme stupide, barbare, superstitieuse et inutile au point de vue pratique. Son éducation est calculée pour l’éloigner de la culture traditionnelle. Et si la masse de la jeunesse instruite n’est pas absolument dénationalisée, c’est uniquement parce que l’ancienne culture est trop profondément implantée en elle pour qu’il soit possible de la déraciner même par une éducation hostile à son développement. Si j’étais le maître, je détruirais certainement tous les manuels et j’en ferais écrire d’autres qui traiteraient de la vie de famille et qui s’y rapporteraient de sorte que l’enfant, en faisant ses études, influerait sur son entourage.
Secondement, et quelles que soient les conditions dans les autres pays, il est criminel, dans l’Inde où 80 p. % de la population est agricole, de donner aux enfants une éducation purement littéraire et de rendre les garçons et les filles impropres aux travaux manuels pour le reste de leur vie. Je prétends que la majeure partie de notre temps étant consacrée à travailler pour gagner notre pain, nos enfants doivent, dès leur jeune âge, apprendre la dignité de ce labeur. Nos enfants devraient recevoir une éducation qui ne leur fît pas mépriser le travail manuel. Il n’y a aucune raison pour que le fils d’un paysan devienne incapable d’être ouvrier agricole parce qu’il a fait des études. Il est fort triste de voir nos écoliers considérer avec dégoût, quand ce n’est pas avec mépris, le travail manuel. D’autre part si nous voulons que dans l’Inde, tout jeune garçon et toute jeune fille fréquente les écoles, ainsi qu’il est de notre devoir, nous n’avons pas les moyens de subvenir à l’éducation telle qu’elle est donnée à présent, les milliers de parents étant dans l’impossibilité d’en payer les frais actuels. Il faut donc, pour que l’éducation devienne générale, qu’elle soit gratuite. Même sous un gouvernement idéal, je n’imagine pas que nous pourrons consacrer plus de 2000 millions de roupies à l’éducation de tous les enfants qui ont l’âge de fréquenter l’école. D’où il résulte qu’il faut que nos enfants payent par leur travail manuel tout ou partie de l’éducation qu’ils reçoivent. Je ne vois qu’un travail universel qui soit profitable, le rouet et le métier à tisser. Peu importe d’ailleurs, pour le but que je me propose, qu’il s’agisse de filer ou de faire une autre forme de travail, pourvu qu’il rapporte, seulement en y réfléchissant on se rendra compte que nulle autre occupation ne peut être introduite dans toutes les écoles de l’Inde.
Cet enseignement manuel servira à deux fins dans un pays pauvre comme le nôtre. Il couvrira les dépenses de l’éducation de nos enfants et leur enseignera un métier auquel ils pourront se remettre plus tard, s’ils le désirent, pour gagner leur vie. Un tel système leur enseignera à se suffire. Rien ne peut démoraliser une nation comme d’apprendre à mépriser le travail manuel.
Je ne dirai qu’un mot de l’éducation du cœur. Je crois qu’il est impossible de la donner par les livres. Seul le maître par ses rapports personnels peut agir. Or, qui avons-nous dans l’enseignement primaire et même dans l’enseignement secondaire? Sont-ce des hommes et des femmes d’une foi et d’un caractère moral supérieurs? Ont-ils reçu eux-mêmes cette éducation du cœur? Peut-on attendre d’eux qu’ils s’occupent de l’élément permanent chez les enfants, garçons et filles dont ils ont la charge? La méthode employée pour se procurer des instituteurs dans les classes élémentaires n’est-elle pas une barrière infranchissable à l’obtention d’une haute moralité? Donne-t-on aux instituteurs des appointements qui leur permettent de vivre? Nous savons qu’on ne les choisit pas pour leur patriotisme. Ceux-là seuls font de l’enseignement qui ne peuvent trouver d’autre emploi.
Parlons enfin de la langue dans laquelle l’instruction est donnée. Mon opinion à ce sujet est trop connue pour que je la répète. L’enseignement dans une langue étrangère a été cause de fatigue cérébrale pour les enfants, a exigé d’eux une tension nerveuse trop grande et, les rendant incapables de pensée, de travail original, les a empêchés de communiquer leurs connaissances à la famille ou aux masses.
Rien n’est plus éloigné de ma pensée que de vouloir nous rendre exclusifs ou nous faire élever des barrières. Mais je soutiens respectueusement qu’une appréciation d’autres cultures doit suivre et non précéder l’appréciation et l’assimilation de la nôtre. J’ai la ferme opinion que nulle culture ne renferme des trésors aussi précieux. Nous ne la connaissons pas, on nous en fait mépriser l’étude et déprécier la valeur. Nous avons presque cessé de la vivre. Un savoir académique sans pratique est comme un cadavre embaumé, très beau à contempler peut-être, mais sans rien qui puisse inspirer ou ennoblir. Ma religion me défend d’abaisser ou de dédaigner les autres cultures, de même qu’elle insiste pour que je m’imprègne de la mienne et que je la vive sous peine de suicide civil.
1er septembre 1921.