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La jeune Inde

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A SON ALTESSE ROYALE LE DUC DE CONNAUGHT

Monsieur,—Votre Altesse a sans doute beaucoup entendu parler de la Non-Coopération et des Non-Coopérateurs et de leurs méthodes, et incidemment de moi, qui en suis l’humble auteur. Je crains que les renseignements communiqués à votre Altesse ne lui aient montré qu’un côté de la question. Je lui dois, je dois à mes amis et je me dois à moi-même de lui mettre sous les yeux ce qui constitue pour moi la portée de la Non-Coopération telle qu’elle est appliquée non seulement par moi mais par mes plus intimes collaborateurs tels que MM. Shaukat Ali et Mahomed Ali.

Ce n’est pour moi ni une joie ni un plaisir de m’occuper activement de boycotter la visite de Votre Altesse. Pendant une période ininterrompue de trente années j’ai loyalement et volontairement servi le gouvernement parce que j’avais la conviction absolue que c’était le moyen d’obtenir la liberté de mon pays. Ce ne fut pas une chose de peu d’importance pour moi lorsque je dus suggérer à mes compatriotes de ne prendre aucune part à la réception de votre Altesse. Nul parmi nous ne lui reproche rien en tant que gentleman anglais. Sa personne nous est aussi sacrée que celle de notre plus cher ami. Je ne connais pas un seul de mes amis qui ne risquerait sa vie pour sauver celle de votre Altesse si elle était en danger.

Nous ne sommes pas en guerre contre les Anglais individuellement. Nous ne cherchons pas à détruire la vie Anglaise mais nous voulons détruire le système qui a émasculé le corps, l’esprit, et l’âme de notre pays. Nous sommes résolus à lutter de toute notre puissance contre ce qui dans la nature anglaise a permis au Pendjab le Dyerisme et le O’ Dwyerisme et abouti à un affront gratuit envers l’Islam, religion pratiquée par 70 millions des habitants de l’Inde. Nous considérons comme incompatible avec notre respect de nous-mêmes de supporter plus longtemps qu’on nous écrase d’une supériorité et d’une domination qui ignorent et méprisent systématiquement les sentiments de 300 millions d’innocents Indiens sur mainte importante question. C’est chose humiliante pour nous. Et ce ne peut-être pour vous un sujet de fierté de savoir que 300 millions d’Indiens vivent dans la crainte continuelle de 100 000 Anglais et que par suite ils leur soient asservis.

Votre Altesse vient non pour mettre fin au système que je viens de décrire mais pour le faire subsister et en augmenter le prestige. Ses premières paroles ont été à la louange de Lord Willingdon. J’ai l’honneur de le connaître, je le crois homme aimable et honnête, incapable de faire volontairement du mal à une mouche mais ayant échoué absolument dans ses fonctions de gouverneur. Il s’est laissé influencer par ceux qui avaient intérêt à soutenir le pouvoir. Il ne devine pas ce qui se passe dans l’esprit de la province Dravidian. Ici, au Bengale vous donnez un certificat de mérite à un gouverneur qui est également, si j’en juge par ce que j’ai entendu dire de lui, homme estimable mais qui ne connaît rien de l’âme du Bengale et de ses aspirations. Le Bengale n’est pas Calcutta. Fort William et les palais de Calcutta représentent une insolente exploitation des paysans extrêmement cultivés et résignés de cette province.

Les Non-Coopérateurs en sont arrivés à la conclusion qu’ils ne doivent pas se laisser duper par des Réformes faisant semblant de toucher au problème de la détresse et de l’humiliation de l’Inde. Il ne faut pas que dans notre colère impatiente nous ayons recours à la violence stupide. Nous admettons couramment que nous méritons notre part du blâme pour l’état de choses actuel. Notre coopération volontaire est tout aussi responsable de notre asservissement que les canons anglais.

Le fait de ne point participer à un chaleureux accueil de votre Altesse n’est donc pas de notre part une démonstration contre sa haute personnalité mais contre le système qu’elle est venue encourager. Je sais qu’il est impossible aux Anglais individuellement, même s’ils le désiraient, de changer la nature anglaise tout d’un coup. Si nous voulons être les égaux des Anglais, il faut que nous cessions d’avoir peur, il faut que nous apprenions à nous suffire, à être indépendants des écoles, des tribunaux, de la protection et du patronage d’un Gouvernement que nous désirons renverser s’il ne sait pas s’amender.

Voilà les raisons de la Non-Coopération non-violente. Je sais que nous ne sommes pas encore tous non-violents en parole et en actions mais les résultats obtenus jusqu’ici ont été absolument surprenants. Le peuple a compris comme il ne l’avait jamais fait encore le secret de la Non-Violence et sa valeur. Qui veut voir peut se rendre compte que ce mouvement est religieux et purifiant. Nous abandonnons la boisson, nous cherchons à débarrasser l’Inde du fléau de l’intouchabilité; nous essayons de renoncer au faux luxe étranger et de faire revivre, en nous mettant au rouet l’antique et poétique simplicité de l’existence. Nous espérons ainsi rendre stériles les institutions malfaisantes qui existent.

Je demande à Son Altesse Royale en tant qu’Anglais d’étudier ce mouvement et ce qu’il peut faire pour l’Empire et pour le monde. Nous ne luttons contre rien de ce qui est bon. En protégeant l’Islam ainsi que nous le faisons, nous protégeons toutes les religions; en protégeant l’honneur de l’Inde, nous protégeons l’honneur de l’humanité. Les moyens que nous employons ne peuvent nuire à personne. Nous devons vivre amicalement avec les Anglais, mais notre amitié doit être celle de deux égaux en théorie et en pratique et nous devons continuer de non-coopérer c’est à dire de nous purifier jusqu’au jour où le but sera atteint. Je prie votre Altesse Royale, et par son intermédiaire tous les Anglais de prendre en considération le point de vue de la Non-Coopération.

Je suis le serviteur fidèle de Votre Altesse.

M. K. Gandhi.

9 février 1921

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