La jeune Inde
PROFESSION DE FOI
J’ai reçu une lettre anonyme bien étrange. Elle m’admire d’avoir embrassé une des causes les plus chères à Lockamanya[86] et me dit que son esprit vit en moi, et que je dois demeurer le digne disciple de ce maître. Elle m’adjure d’autre part de ne pas me laisser décourager dans la poursuite du programme Swaraj, et termine en m’accusant d’imposture, parce que je prétends être en politique un disciple de Gokhale. Je voudrais bien que ceux qui m’écrivent perdent cette vile habitude de ne pas signer leurs lettres. Il faut que nous qui voulons acquérir l’esprit du Swaraj développions en nous le courage d’exprimer sans crainte ce que nous pensons. Le sujet de la lettre ayant une importance générale demande néanmoins qu’on y réponde. Je ne puis prétendre à l’honneur d’être le disciple de Lockamanya. Je l’admire, ainsi que des milliers de ses compatriotes pour son courage indomptable, ses vastes connaissances, son amour pour son pays et par dessus tout pour la pureté de sa vie privée et son grand renoncement. Il fut, parmi tous les hommes de notre époque, celui qui captivait le plus l’imagination de son peuple. C’est lui qui nous a inspiré l’esprit du Swaraj. Personne peut-être ne se rendit compte comme M. Tilak du caractère pernicieux de notre système actuel de gouvernement. Et j’ose prétendre, en toute humilité, que je communique au pays son message aussi exactement que le meilleur d’entre ses disciples. Mais je me rends compte que mes méthodes ne sont pas celles de M. Tilak. Et c’est pourquoi il m’arrive encore d’avoir certaines difficultés avec quelques-uns des chefs Maharashtra. Mais je suis sincèrement convaincu que M. Tilak ne se refusait pas à croire à ma méthode. Il m’honorait de sa confiance, et les dernières paroles qu’il m’adressa devant plusieurs amis, quinze jours avant sa mort, furent pour me dire que ma méthode était excellente, à condition de pouvoir persuader au peuple de l’adopter. Mais il en doutait. Je ne connais pas d’autre méthode, et puis seulement espérer que lorsque viendra le moment de l’épreuve définitive, le pays montrera qu’il s’est assimilé la méthode de Non-Coopération non-violente. Je n’ignore pas non plus ce qui me manque; je ne prétends point à l’érudition; je ne possède pas son talent d’organisateur; je ne dirige pas de parti solide et discipliné, et je ne puis, ayant vécu trente trois ans hors de l’Inde, prétendre à la même expérience que Lockamanya. Nous avions deux choses absolument en commun: notre amour pour notre pays et nos efforts infatigables pour obtenir le Swaraj. Je puis donc assurer à mon compatriote anonyme que personne n’a plus que moi le respect de la mémoire du défunt et que je marcherai au Swaraj côte à côte avec ses plus fidèles disciples. Je sais que le Swaraj de l’Inde est la seule offrande qui lui soit agréable. Cela seul peut donner la paix à son âme.
C’est néanmoins une question personnelle et sacrée que d’être un disciple. En 1888, je me suis jeté aux pieds de Dadabhai, mais il semblait trop éloigné de moi. Je pouvais avoir pour lui les sentiments d’un fils, mais non pas d’un disciple. Un disciple est plus qu’un fils. Devenir un disciple c’est naître une seconde fois; c’est se livrer volontairement......
En 1896, ma mission dans le Sud-Afrique me mit en rapport avec tous les chefs connus... J’allai voir Gokhale, je le rencontrai dans le logement qu’il occupait à son collège; on eût dit que je retrouvais un vieil ami, ou mieux encore, une mère après une longue séparation. Son doux visage me mit à l’aise sur-le-champ. Ses questions minutieuses sur moi et sur ce que j’avais fait dans l’Afrique du Sud lui gagnèrent une place unique dans mon cœur. En le quittant je me dis: «Voilà l’homme qu’il me faut.» De ce jour, Gokhale ne me perdit jamais de vue. En 1901, lorsque je revins d’Afrique pour la seconde fois, nous devînmes encore plus unis. Il se chargea de moi, tout simplement, et se mit à me former. Il s’intéressait à ma façon de parler, de m’habiller, de marcher, de manger. Ma mère n’avait pas plus de sollicitude pour moi que n’en avait Gokhale. Autant que j’en puis juger, nulle contrainte n’existait entre nous. C’était vraiment un coup de foudre qui résista à la sévère tension de 1913. Comme travailleur politique, il répondait à tout ce que je pouvais souhaiter: pur comme le cristal, doux comme un agneau, brave comme un lion et chevaleresque à l’excès. Peu importait qu’il ne fût peut-être pas tout ce que j’imaginais. Il me suffisait de ne rien trouver à critiquer. Il était et demeure pour moi l’homme le plus parfait qui ait existé. Non que nous n’ayons eu certaines divergences d’opinion. Même en 1901, nous avions déjà des points de vue différents sur certaines coutumes sociales, nous ne jugions pas de la même façon la civilisation occidentale. Il admettait franchement qu’il ne partageait pas mon opinion extrémiste sur la Non-violence. Mais ces divergences ne nous importaient ni à l’un ni à l’autre, rien n’eût pu nous désunir. Il est impie de vouloir faire des suppositions sur ce qui aurait eu lieu s’il eût vécu. Je sais que j’aurais continué à travailler sous sa direction. J’ai fait cette confession parce que la lettre anonyme m’a fait mal en m’accusant d’imposture lorsque je me déclare le disciple de Gokhale. Aurais-je trop tardé à reconnaître ce que je dois à celui qui s’est tu pour jamais? J’ai cru devoir déclarer que je lui reste fidèle, surtout puisque je parais aux yeux du monde indien, vivre dans un camp opposé au sien.
13 juillet 1921