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La jeune Inde

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CULTURE ANGLAISE

Le lecteur trouvera ailleurs mon humble tentative pour répondre à la critique de Docteur Tagore sur la Non-Coopération. J’ai lu depuis la lettre qu’il a adressée au directeur de Shantiniketan. Je regrette qu’il l’ait écrite sous l’empire de la colère et dans l’ignorance des faits. Le poète s’est indigné naturellement en apprenant que certains étudiants de Londres avaient manifesté à une des conférences de M. Pearson, un des Anglais les plus sincères, et l’avaient empêché de parler. Il s’est indigné également en apprenant que j’avais demandé à nos femmes de cesser leurs études anglaises. Evidemment le Poète a tiré de lui-même les raisons qui avaient motivé ce conseil.

Comme il eût mieux fait de ne pas attribuer la discourtoisie des étudiants à la Non-Coopération, et de se souvenir que les Non-Coopérateurs ont un culte pour M. Andrews, vénèrent Stokes, et à Nagpur écoutèrent avec le plus profond respect MM. Wedgwood, Ben Spoor, et Holford Knight; que Maulana Mahomed Ali accepta de prendre le thé avec un haut fonctionnaire anglais lorsque ce dernier l’en pria comme ami, que Hakim Ajmalkhan, non-coopérateur convaincu, ayant fait placer dans son Collège les portraits de Lord et de Lady Hardinge, invita, lorsqu’on les découvrit, ses nombreux amis Anglais à la cérémonie! Comme il eût mieux fait d’empêcher le démon du doute de s’emparer de lui pendant quelques instants, pour lui cacher le caractère religieux véritable du mouvement actuel, et de croire que ce mouvement transforme le sens des vieilles expressions nationalisme et patriotisme en les élargissant!

S’il s’était rendu compte, avec son imagination de poète que j’étais incapable de vouloir rétrécir l’esprit des femmes indiennes et que je ne pouvais par conséquent m’opposer à la culture anglaise; s’il s’était souvenu que toute ma vie j’ai été le champion de la liberté entière de la femme, il se fût épargné de me faire pareille injustice, injustice qu’il ne ferait point consciemment, je le sais, à un ennemi déclaré. Le poète ignore peut-être qu’on apprend l’anglais aujourd’hui pour sa valeur commerciale et sa soi-disant valeur politique. Nos jeunes gens croient, et vu les circonstances actuelles avec juste raison, que les fonctions du gouvernement leur sont fermées s’ils ne savent pas l’anglais. On l’enseigne aux jeunes filles comme passe-port pour le mariage. Je connais plusieurs femmes qui veulent apprendre l’anglais afin de pouvoir parler aux Anglais dans leur langue. Je connais des maris qui sont contrariés que leur femme ne puisse converser en anglais avec eux ou avec leurs amis. Je connais des familles où l’anglais est imposé comme langue maternelle. Des centaines de jeunes gens s’imaginent que sans la connaissance de l’anglais la liberté de l’Inde est à peu près impossible. Le chancre a tellement rongé la société qu’en maintes circonstances, savoir l’anglais est devenu synonyme d’avoir de l’éducation. Pour moi, tout ceci démontre notre esclavage et notre avilissement. Il m’est insupportable de penser que nos langues indigènes ont été écrasées et étouffées à ce point. Je ne puis tolérer l’idée que des parents écrivent à leurs enfants, et des enfants à leurs parents dans une autre langue que leur langue maternelle.

Je crois aimer le grand air autant que le poète, je ne veux pas que ma maison soit entourée de murs ni mes fenêtres condamnées. Je veux que le vent des cultures de tous les pays y souffle librement mais je me refuse à ce qu’aucune me fasse perdre l’équilibre. Je me refuse à vivre chez les autres en intrus, en mendiant ou en esclave. Je ne veux pas imposer à mes sœurs la fatigue inutile d’apprendre l’anglais par faux orgueil ou pour un avantage social douteux. Je désire que les jeunes gens et les jeunes filles qui ont des aptitudes pour la littérature apprennent l’anglais et toutes les langues qu’il leur plaira et qu’ensuite ils fassent profiter l’Inde et le monde entier de leurs connaissances ainsi que l’ont fait un Bose, un Roy et le Poète lui-même. Mais je m’oppose absolument à ce qu’un seul individu oublie, néglige ou rougisse de sa langue maternelle et s’imagine qu’il ne peut exprimer dans celle-ci ses meilleures pensées. Ma religion n’est pas une religion de prison, elle admet dans son sein les plus infimes créatures de Dieu; seulement elle est fermée à l’insolence, à l’orgueil de race, de religion ou de couleur. Je suis extrêmement peiné que le poète se méprenne sur le sens de ce grand mouvement de réformation, de purification et de patriotisme réunis sous le nom d’humanité. S’il veut se montrer patient, il verra qu’il n’aura aucune raison de chagrin ou de honte pour ses compatriotes. Je l’avertis respectueusement de ne pas confondre le mouvement avec ses excroissances. Il est aussi faux de juger la Non-Coopération d’après la conduite grossière des étudiants de Londres ou de Malegaon dans l’Inde que de juger les Anglais d’après les Dyer et les O’Dwyer.

1er juin 1921.

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