La jeune Inde
L’INQUIÉTUDE DU POÈTE
Le Poète de l’Asie, ainsi que Lord Hardinge appelait le Dr Tagore, devient rapidement s’il ne l’est déjà le poète du monde. Ce prestige croissant augmente sa responsabilité. Le plus grand service qu’il ait rendu à l’Inde est d’avoir interprété poétiquement le message de l’Inde au monde. Aussi le poète désire-t-il ardemment que l’Inde ne communique nul message faible ou inexact. Il est naturellement jaloux de la réputation de son pays. Il déclare s’être donné beaucoup de mal pour se mettre à l’unisson du mouvement actuel. Il avoue qu’il est dérouté. Il ne peut rien trouver pour sa lyre dans le tapage et le tumulte de la Non-Coopération. Il a essayé dans trois lettres vigoureuses d’exprimer ses doutes et aboutit à la conclusion que la méthode de Non-Coopération manque de dignité pour l’Inde qu’il se représente; que c’est une doctrine de négation et de désespoir. Il craint que ce ne soit une doctrine de désunion, d’exclusion, d’étroitesse et de négation.
Aucun Indien ne peut manquer d’être fier de la délicatesse raffinée du Poète quand il s’agit de l’honneur de l’Inde. Il est bon qu’il nous ait exprimé ses craintes en une langue si belle et si claire.
Je vais essayer en toute simplicité de répondre à ses doutes; je ne parviendrai peut-être pas à le convaincre et je ne convaincrai peut-être pas le lecteur que son éloquence aura touché; mais je tiens à lui assurer, ainsi qu’à l’Inde, que notre conception de Non-Coopération n’est nullement ce qu’il craint et qu’il n’a pas à rougir de son pays pour l’avoir adoptée. Si finalement elle échoue dans son application, la doctrine n’en sera pas plus responsable que ne l’est la vérité, lorsque ceux qui prétendent la mettre en pratique ne semblent pas y parvenir. La Non-Coopération est peut-être en avance sur son temps. En ce cas il faudra que l’Inde et le monde entier attendent. Mais l’Inde ne peut choisir qu’entre la violence et la Non-Coopération.
Le poète n’a pas non plus à craindre que la Non-Coopération veuille élever une muraille de Chine entre l’Inde et l’Occident. La Non-Coopération au contraire a pour but de préparer la voie à une coopération véritable, honorable et volontaire basée sur le respect et la confiance réciproques. La lutte est engagée contre une coopération obligatoire, contre une combinaison unilatérale, contre la contrainte par la force des armes d’accepter les méthodes modernes d’exploitation en les baptisant du faux nom de civilisation. La Non-Coopération est une forme de protestation contre une participation démoralisatrice et non consentie au mal.
Le poète s’inquiète surtout des étudiants. Il trouve regrettable qu’on les ait engagés à quitter les écoles du gouvernement, avant que d’autres écoles fussent là pour les remplacer. Je dois dire que sur ce point je ne suis pas de son avis. Je n’ai jamais pu faire un fétiche des études littéraires. L’expérience m’a démontré que les études littéraires n’ajoutaient pas un pouce à notre stature morale et que la formation littéraire n’a aucun rapport avec la formation du caractère. Je suis tout à fait certain que les écoles du gouvernement nous ont dévirilisés, nous ont rendus impuissants et impies. Elles nous ont remplis de mécontentement, et, ne fournissant aucun remède, nous ont découragés. Elles ont réussi à faire de nous ce qu’elles voulaient: une nation d’employés et d’interprètes. Un gouvernement établit son prestige sur l’association apparemment consentie de ceux qu’il gouverne. Or s’il était mal de coopérer avec un gouvernement qui nous maintient dans l’esclavage, il était nécessaire de commencer par ces institutions où notre association semblait la plus volontaire. La jeunesse est l’espoir d’une nation. Dès l’instant où nous nous sommes rendus compte que le système de gouvernement était entièrement ou presque entièrement un mal, je considère que ce devenait un péché de notre part d’y associer nos enfants.
La valeur de mon argument n’est aucunement ébranlé parce que, le premier mouvement d’enthousiasme passé, la majorité des étudiants sont retournés à leurs écoles. Ce serait une preuve, non de l’erreur de la mesure, mais du degré d’avilissement auquel nous sommes arrivés. L’expérience a démontré que la création d’écoles nationales n’a pas attiré beaucoup plus d’étudiants. Les plus forts et les plus loyaux d’entre eux avaient boycotté leurs écoles sans avoir d’autres écoles pour les remplacer et je suis persuadé que ces premiers étudiants qui ont donné l’exemple nous rendent des services incomparables.
Mais l’opposition du Poète à faire sortir les jeunes gens de leurs écoles est en réalité un corollaire de son objection à la doctrine même de Non-Coopération. Il a horreur de toute négation. Son âme entière semble se révolter contre les commandements négatifs de la religion. Il faut citer ses objections dans son style inimitable: «R. pour soutenir le mouvement actuel m’a souvent dit que la passion de rejeter est tout d’abord une force plus puissante que l’acceptation d’un idéal. Je ne puis, tout en sachant que c’est exact, l’admettre comme vérité... Brahmavidya, dans l’Inde a pour but Mukti (l’émancipation) alors que le Bouddhisme a Nirvana (l’extinction). Mukti attire notre attention vers le côté positif et Nirvana vers le côté négatif de la vérité. Aussi ce dernier a-t-il insisté sur la Duhkha (souffrance) qui doit être évitée; et le Brahmavidya a insisté sur Ananda (la joie) à laquelle il faut arriver». Dans ce passage et dans d’autres du même genre le lecteur trouvera l’explication de la mentalité du Poète. A mon humble avis rejeter est aussi bien un idéal qu’accepter. Il est aussi nécessaire de rejeter ce qui n’est pas vérité que d’accepter la vérité. Toutes les religions nous enseignent que deux forces agissent sur nous et que les efforts de l’homme consistent à accepter et à rejeter éternellement. Ne pas coopérer avec ce qui est mal est autant un devoir que coopérer avec ce qui est bien. Je me permets de suggérer que le Poète a commis envers le Bouddhisme une injustice involontaire en décrivant le Nirvana comme un état négatif; j’ose avancer que Mukti (l’émancipation) est tout aussi négatif que Nirvana. S’émanciper de l’esclavage de la chair ou le supprimer conduit à Ananda (bonheur éternel). Permettez-moi de terminer cette partie de ma discussion en attirant votre attention sur le mot final des Upanishads (Brahmavidya) qui est Neti (pas ceci). Neti fut la meilleure définition que les auteurs des Upanishads purent trouver pour Brahmane.
Je crois donc que le Poète s’est alarmé inutilement, à l’aspect de la Non-Coopération. Nous avons perdu la faculté de dire non. Dire non au gouvernement était devenu déloyal et presque sacrilège. Ce refus délibéré de coopérer est semblable au procédé du cultivateur qui doit arracher les mauvaises herbes. Sarcler est aussi important que planter, dans l’agriculture. Même quand le grain pousse, la sarclette est un instrument d’usage journalier ainsi que tout cultivateur le sait. La Non-Coopération de la nation invite le gouvernement à coopérer avec elle dans certaines conditions établies par elle ainsi que toute nation en a le droit et tout gouvernement le devoir. La Non-Coopération est la méthode employée par la nation pour prévenir le gouvernement qu’elle n’est plus satisfaite d’être en tutelle. La nation a accepté la doctrine naturelle, religieuse et inoffensive (pour elle), de la Non-Coopération au lieu de la doctrine irréligieuse de la violence. Si l’Inde atteint jamais le Swaraj dont rêve le Poète, elle n’y parviendra que par la Non-Coopération non violente. Qu’il communique au monde son message de paix et qu’il soit persuadé que l’Inde, si elle demeure fidèle à son vœu, démontrera ce message par sa Non-Coopération. Le but de la Non-Coopération est de donner au patriotisme le sens même que le Poète souhaite si ardemment. Une Inde prostrée aux pieds de l’Europe ne saurait donner aucune espérance à l’humanité. Une Inde vivante et libre a pour un monde gémissant un message de paix et de bonne volonté. La Non-Coopération lui fournira la tribune d’où elle pourra le prêcher.
1er juin 1921