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La jeune Inde

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DÉMOCRATIE CONTRE «MOBOCRATIE»[70]

A regarder superficiellement, la ligne de démarcation entre la loi du peuple et la loi de la populace est bien mince; et pourtant la division est complète et subsistera toujours. L’Inde passe rapidement par une phase où la populace fait la loi. J’emploie l’adverbe pour exprimer mon espérance. Nous aurons peut-être et pour notre malheur à procéder par lentes étapes mais nous ferons preuve de sagesse en adoptant tous les moyens à notre disposition pour traverser cette période le plus rapidement possible. Nous sommes trop portés à céder à la populace. C’était elle qui régnait à Amritsar le 10 avril 1919. Elle régnait aussi le même jour néfaste à Ahmedabad. Elle représenta la destruction sans discipline et par conséquent elle fut irréfléchie, inutile, nuisible et malfaisante. La guerre, destruction disciplinée, est beaucoup plus sanglante qu’aucune destruction commise par la foule... Par conséquent si l’Inde doit obtenir sa liberté par la violence il faudra que ce soit par la violence disciplinée et honorable (en tant qu’il est possible d’associer l’idée d’honneur et de violence) à laquelle on donne le nom de guerre. Ce sera alors non l’action de la populace déchaînée mais de la démocratie.

Mais je n’ai pas l’intention de parler aujourd’hui du règne d’une populace comme celle d’Ahmedabad. J’ai l’intention de parler de celle qui m’est plus familière. Le Congrès est une manifestation de la populace et dans ce sens-là seulement. Bien qu’organisé par des hommes et des femmes réfléchis, on peut néanmoins lui donner ce nom. Nos démonstrations populaires sont certainement celles de la populace. Pendant mon voyage mémorable à travers le Pendjab, le Sindh et Madras j’ai eu une véritable indigestion de ces manifestations[71]. J’ai été honteux de voir détruire d’une façon inconsidérée bien qu’inconsciente les bagages de voyageurs par des manifestants qui dans leur adoration pour leurs héros ignoraient l’existence de tout le reste: choses et gens. Ils ont fait des bruits discordants qui n’ont point contribué au confort de leurs chefs. Ils se sont bousculés, ils se sont écrasés, ils ont poussé tous à la fois des clameurs au saint nom de la paix et de l’ordre. On a entendu dix volontaires donner en même temps le même ordre. Les volontaires deviennent souvent des manifestants au lieu de faire la police et de retenir les gens. C’est pour les chefs une tâche dangereuse et toujours désagréable de passer du quai de la gare à la voiture qui les attend entre deux haies interrompues de volontaires. Il faut parfois une heure pour ce qui devrait durer cinq minutes. La voiture est prise d’assaut par quiconque ose le faire, et les volontaires sont souvent les plus grands coupables. Les chefs et autres occupants se voient obligés de parlementer pour qu’ils ne grimpent pas sur les marchepieds avec ce sans gêne. La capote de l’auto est malmenée, j’en ai rarement vu qui ne soit pas endommagée par la foule. Sur la route, au lieu de s’aligner, celle-ci suit la voiture; c’est le comble de la confusion. A tous moments on court le risque d’un accident. S’il en arrive rarement aux manifestations de ce genre, ce n’est point grâce à l’habileté de ceux qui les ont organisées mais à la bonne humeur de la foule décidée à supporter toutes les bousculades; et si chacun bouscule son voisin personne ne cherche à lui faire du mal. Pour terminer ce tableau, il y a le meeting, qui est une cause d’anxiété toujours croissante. En face de soi rien que du désordre, un bruit assourdissant, des hurlements et des cris. Mais un bon orateur retient l’attention de son auditoire et l’ordre est tel que l’on entendrait tomber une épingle.

Néanmoins c’est la populace qui est toute puissante. Vous êtes à sa merci. Tant qu’il existe entre elle et vous un courant de sympathie tout va bien. Que celui-ci s’interrompe et c’est la catastrophe. Un incident comme celui d’Ahmedabad laisse deviner de temps à autre la psychologie de la foule.

Notre pierre d’achoppement est d’avoir négligé la musique: la musique c’est le rythme, c’est l’ordre; l’effet en est électrique. Elle calme sur-le-champ. J’ai vu, en Europe, un inspecteur de police ingénieux, pour réprimer les tendances malfaisantes d’une foule, faire entonner un chant populaire. Malheureusement, comme nos Shastras, la musique est restée le privilège de quelques-uns... la musique n’a jamais été nationalisée au sens où on l’entend à présent. Si j’avais quelque influence sur les volontaires, les Scouts et les membres des associations Seva Samiti j’obligerais à chanter correctement en chœur des hymnes nationaux. Et dans ce but je prierais les plus grands musiciens de venir à chaque Congrès et à chaque Conférence enseigner la musique aux masses.

Il faut exiger des volontaires une discipline beaucoup plus grande, plus de méthode, plus de savoir et ne pas accepter le premier venu qui se présente. Il gêne plus qu’il n’aide. Imaginez les conséquences qu’aurait sur une armée en guerre l’arrivée d’un soldat qui n’a pas été exercé; il pourrait la désorganiser en une seconde. Ma plus grande anxiété au sujet de la Non-Coopération n’est pas la lenteur avec laquelle y viennent les chefs, ni certainement les critiques bien ou mal intentionnées, ni en aucune façon la franche répression. Le mouvement triomphera de ces obstacles... La plus grande difficulté consiste en ce que nous ne sommes pas encore sortis de la période Mobocratique. Ma consolation c’est que rien n’est plus facile que de discipliner la foule pour la bonne raison qu’elle ne réfléchit pas, ne prémédite rien. Elle agit comme dans un délire.

Elle se repent vite. Notre gouvernement organisé ne se repent pas, lui, de ses crimes diaboliques comme ceux du Jallianwalla, de Lahore, de Kassur, d’Akalgar, de Ramnagar, etc. Mais j’ai fait verser des larmes à la foule repentante à Gujararanwalla et obtenu un sincère aveu de repentir de la part de ceux qui en faisaient partie pendant ce mois d’avril si plein d’événements. Je me sers donc maintenant de la Non-Coopération pour développer la démocratie et j’invite respectueusement tous les chefs hésitants à donner leur aide, en ne condamnant point d’avance une méthode de purification nationale, de discipline et de sacrifice.

... Ma foi dans le peuple est illimitée, sa nature est remarquablement compréhensive. Que les chefs ne manquent pas de confiance...

Je termine en donnant quelques règles qui peuvent servir de guide.

1o Aucun nouveau volontaire ne doit être admis à des manifestations importantes. Seuls par conséquent, ceux qui ont le plus d’expérience doivent diriger.

2o Les volontaires doivent avoir sur eux un manuel d’instructions.

3o A l’époque des manifestations une revue des volontaires aura lieu où seront données les instructions spéciales.

4o Dans les gares, les volontaires ne doivent pas se grouper en un seul point, à l’endroit où doit se trouver le comité de réception, par exemple, mais se disséminer parmi la foule.

5o De grandes foules ne doivent jamais pénétrer dans les gares. Elles ne peuvent manquer de gêner la circulation. Il y a autant d’honneur à attendre à l’extérieur.

6o Le premier devoir des volontaires est de s’assurer que les bagages des autres voyageurs ne sont pas piétinés.

7o Les manifestants ne doivent pénétrer dans la gare que quelques instants avant l’heure de l’arrivée.

8o Un passage libre doit être ménagé en face du train pour donner accès aux autres voyageurs.

9o Un autre passage devrait, si possible, être ménagé à mi-chemin au milieu des manifestants pour permettre aux chefs de sortir.

10o Ne pas faire de haie. C’est humiliant.

11o Les manifestants doivent rester à leur place jusqu’à ce que le chef ait pris place dans sa voiture ou jusqu’à ce qu’un volontaire autorisé ait donné le signal convenu.

12o Les cris nationaux ne doivent pas être poussés n’importe comment, n’importe quand, ni tout le temps, et doivent être convenus d’avance. Ils doivent être poussés seulement à l’arrivée du train et lorsque les chefs ont pris place dans leurs voitures, et de temps à autre pendant le trajet. Il serait absurde d’élever des objections sous prétexte que la manifestation perd de sa spontanéité et devient machinale. La spontanéité dépend du nombre, de l’enthousiasme créé par les cris et par-dessus tout de la physionomie générale des manifestants, non pas de la force ni de la variété des bruits. La nature des manifestations d’une nation est caractéristique du genre d’éducation qu’elle a reçu. Un Mahométan qui prie silencieusement dans sa mosquée exprime tout aussi bien ses sentiments qu’un Hindou dans son temple en faisant retentir sa voix ou son gong ou l’un et l’autre.

13o Il faut que la foule s’aligne sur le parcours et ne suive pas les voitures. Si des piétons font partie du cortège, ils doivent prendre leur place sans bruit et avec ordre et ne pas s’y joindre selon leur fantaisie.

14o La foule ne doit pas entourer le chef, mais au contraire s’écarter de lui.

15o Ceux qui se trouvent au dernier rang ou à la circonférence ne doivent jamais pousser devant eux mais suivre le mouvement lorsque la poussée a lieu de leur côté.

16o Il faut protéger particulièrement les femmes qui se trouvent dans la foule.

17o Il ne faut jamais amener de jeunes enfants dans la foule.

18o Il faut qu’aux réunions les volontaires soient dispersés dans la foule, qu’ils sachent faire des signaux avec un drapeau ou avec un sifflet afin de se communiquer leurs instructions lorsqu’ils ne sont pas à portée de la voix.

19o Ce n’est pas à l’auditoire de maintenir l’ordre. Il le fait en restant immobile et en gardant le silence.

20o Il faut avant toute chose une obéissance absolue aux ordres des volontaires.

Cette liste n’a pas la prétention d’être complète. Elle ne fait qu’indiquer quelques exemples et a pour but de stimuler la pensée et de faire naître la discussion. J’espère que tous les journaux de langues indigènes traduiront cet article.

8 septembre 1920.

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