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La jeune Inde

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V

INTRODUCTION

Les articles qu’on va lire sont un choix de l’immense production politique de Mahâtmâ Gandhi, entre les années 1919 et 1922.

On n’y doit point chercher l’art et la beauté d’expression. Gandhi en sait le prix; mais ici, il ne s’agit point d’art, du moins au sens restreint. C’est une action, et la plus puissante comme la plus neuve des actions. Si de la diriger fermement, comme un navire dans la tempête, vers le plus difficile et le plus glorieux des buts, est un art, alors nous dirons qu’en ce sens ces écrits sont du plus grand art.

Il importe de se représenter d’abord dans quelles circonstances ils ont paru.

Seul, chargé de l’écrasante responsabilité d’un peuple de trois cent millions d’hommes, de races, de religions, de langues différentes, la plupart incultes, et presque tous ultra-émotifs, réagissant violemment aux moindres excitations,—qu’il doit unifier, former et diriger,—ayant lancé dans ces masses humaines un mouvement sans précédent, qui se heurte à tout le statu quo de la pensée politique du monde, et où la moindre erreur d’aiguillage peut amener d’effroyables catastrophes,—le frêle Mahâtmâ à la volonté d’acier VI doit tout tenir dans sa main, voir, veiller, commander. Il n’est point question de polir une œuvre littéraire. Certes, Gandhi n’eût jamais songé à faire de ces articles un recueil. Les éditeurs hindous ont publié ce volume pendant son emprisonnement. N’y voyons pas un livre, mais une «geste» héroïque, où passent les éclairs de l’épée du dernier chevalier[1].

Écrire, parler, agir, sans relâche, sans répit. Ceux qui l’ont entendu m’ont conté ceci:

Le Mahâtmâ parle devant des milliers d’hommes. Il n’élève pas la voix. Il ne fait pas un geste. Il n’use d’aucun moyen oratoire. Il ne ménage rien. Il commence sans exorde et finit sans péroraison. Quand il a dit tout ce qu’il avait à dire,—peu ou beaucoup,—il cesse et il s’en va. La foule rugit ses acclamations. Dans le fracas, nul ne pourra plus se faire entendre avant longtemps.—Gandhi, le sourcil froncé,—(il hait les applaudissements et tout ce qui fait du bruit)—s’est assis dans un coin, étranger à ce peuple délirant qui l’acclame; il n’entend pas; déjà, il écrit l’article qui paraîtra dans le prochain numéro de son journal: Young India (La Jeune Inde).

Nous qui lisons l’article par delà les océans, tendons l’oreille! Nous percevrons, au loin, sous les mots refroidis, le peuple indien qui rugit.

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La pensée de Gandhi paraît si claire et si explicite, VII elle a une telle aversion du voile, des réticences, des «à moitié dits», de tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à un compromis, ou à une dissimulation, qu’il semblerait qu’il n’y eût qu’à laisser le public en contact immédiat avec elle.

«J’ai toujours développé au grand jour, écrit-il, mes plans les plus hardis... Je hais le secret comme un crime... Je remercie Dieu de ce que depuis longtemps je considère le secret comme un péché, surtout en matière politique... Jamais une restriction mentale!...»[2]

Je devrais d’autant plus me retirer à l’arrière-plan que j’ai longuement expliqué la mission du Mahâtmâ et la caractéristique de son génie dans un petit volume, qui est maintenant répandu et traduit dans toutes les langues d’Europe, et, dans l’Inde même, en trois langues. Je le dis sans amour-propre: car tout le secret de la diffusion universelle de ce livre est dans le rayonnement de «la Grande Ame»[3], derrière laquelle je me suis effacé. Et c’est ce que je devrais faire encore aujourd’hui.

Mais depuis que ce livre a paru, j’ai eu occasion d’en reviser les idées, par des entretiens nombreux et une correspondance suivie avec des Indiens de tous les partis, avec des témoins européens dans l’Inde, et même avec le Mahâtmâ, maintenant sorti de prison. En relisant ses articles dans cette traduction, j’ai revu sous un nouveau jour certaines de ses pensées; j’en ai aperçu la complexité, et parfois les divers plans superposés; le caractère tragique s’est encore accentué. Je voudrais faire part au lecteur de mes nouvelles découvertes.—Mais VIII il est bien entendu que ce que j’écris ici, dans cette Introduction ne supplée point à mon étude plus complète. C’est au volume sur Mahatma Gandhi qu’un lecteur, désireux de connaître la vie du Mahâtmâ, devra recourir.

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Ces articles débutent, au premier Jour de l’An Gujerate, octobre 1919, par un Appel aux énergies morales les plus héroïques d’un peuple. Après une vie de dures expériences pratiques et de méditations passionnées—(il a maintenant cinquante ans)—Gandhi se décide à dire à l’Inde son Evangile, la parole d’action religieuse, qui ouvre à son peuple la voie sanglante et glorieuse,—le Satyâgraha. Pour qui se donne la peine de comprendre le sens exact de ce que demande le Mahâtmâ, il ne s’agit de rien moins que de faire surgir un peuple-Christ, qui se sacrifie pour son salut et pour celui de l’humanité.

Assistons-nous donc à l’apparition d’un prophète, qui apporte un nouveau Credo?

Il faut voir de plus près. On sait avec quelle aversion Gandhi rejette tout titre supranaturel, qui «devrait être rayé de la vie actuelle»[4]. Ni prophète ni saint. Il n’est pas un surhomme, et il ne veut pas l’être. Pour son compte personnel, il peut avoir son Credo, et il l’a. Mais, «humble serviteur de l’Inde, et ne prétendant à rien de plus», il ne lui impose pas des vérités révélées. Il cherche, et il expérimente ce qui, dans le champ de l’observation directe, peut la sauver.

IX

Ce mot d’«expérimentation», qui revient constamment dans ce livre[5], doit être mis en lumière. Il n’a été saisi, ni par ses partisans, ni par ses adversaires, parce que des deux côtés il s’adressait à des hommes passionnés. Et moi-même, je ne l’ai pas assez souligné.

Gandhi, dont l’horizon de pensée s’étend bien au-delà de son pays,—quoique l’Inde soit son principal amour,—Gandhi qui, par son éducation européenne, par les vingt-trois ans qu’il a passés hors de l’Inde, s’est acquis une vision complète du monde, à l’heure actuelle, conçoit, comme beaucoup d’entre nous, de graves appréhensions sur l’avenir de l’humanité. Elle lui semble traverser une crise périlleuse, où rien ne nous assure que le plus précieux d’elle-même ne périra pas. Cette pensée ne lui laisse pas de repos; et s’il s’adresse à l’Inde, il songe à tous les hommes, que l’Inde doit sauver. Son amour même pour elle, sa fierté indienne, assigne à sa patrie ce devoir redoutable[6].

Or, de moyens de salut, il ne voit plus qu’un seul: la Non-Violence. Ce n’est pourtant pas le seul qu’il ait jamais conçu. Sans doute, pour son compte propre, il n’en emploiera jamais d’autre[7]. Mais, pour l’humanité actuelle, encore si arriérée, il ne condamne pas la violence, en soi; on peut dire que, naguère, il a même accepté, dans une certaine mesure, d’y coopérer, puisqu’il a recruté des troupes pour l’Angleterre; il en a, X en tout cas, laissé faire l’essai; et tout ce qu’il exige de ceux qui y recourent aujourd’hui, c’est qu’ils le fassent loyalement et sans hypocrisie. Seulement, il s’est convaincu, d’après sa longue expérience, que cet essai est ruineux et qu’il mène au désastre de l’humanité. La Violence est un chemin qui débouche fatalement sur l’abîme. A ceux qui veulent échapper, la seule route qui reste ouverte est la Non-Violence.

Entendons-nous: Gandhi ne dit pas qu’elle sauvera maintenant l’humanité. Il ne sait pas si l’humanité d’aujourd’hui sera sauvée[8]. Mais si elle l’est, ce ne peut être que par la Non-Violence.

C’est une expérimentation: la dernière. Elle serait désespérée, si, pour un solitaire de l’Inde, qui a toujours le refuge de l’Infini, plus réel que ce monde de combats, il ne restait la ressource de revenir aux mains du «Divin Potier»[9].

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Revenons sur ces traits. Les textes mêmes du Mahâtmâ en montreront l’intensité tragique.

«... Je n’ai d’autre prétention, annonce-t-il, au début de sa campagne (12 mai 1920), que de chercher la vérité. Je suis un homme qui sait ce qui lui manque, qui se trompe, et qui n’hésite jamais à le reconnaître. J’avoue franchement XI que, pareil à l’homme de science, je fais des expériences sur certaines vérités éternelles de la vie; mais je ne peux même pas prétendre à être un homme de science, car je ne puis donner aucune preuve évidente de l’exactitude scientifique de mes méthodes, ni des résultats tangibles de mes expériences»[10].

Il ne s’agit donc pas d’une Révélation. Il s’agit d’une hypothèse sociale, d’une loi entrevue, non démontrée encore, d’une «énergie nouvelle», qu’il croit avoir découverte, ou plutôt retrouvée, à la suite des anciens Rishis, et qu’il compare à l’électricité[11]. C’est la Loi d’Amour, la force de Satyâgraha.

Sur quoi repose-t-elle?—Sur des observations nombreuses, accumulées par Gandhi pendant vingt-cinq ans,—sur une expérience surprenante, celle de l’Afrique du Sud, où un peuple opprimé arracha les droits qui lui étaient dûs à des maîtres résolus à les lui refuser et disposant de toutes les forces matérielles, de l’armée, XII des tribunaux, et de l’opinion publique excitée par la presse. Cette expérience, timidement commencée par une poignée de sacrifices, aboutit brusquement à un formidable élan: quarante mille hommes et femmes s’offrant à la prison. Et la victoire fut gagnée, sans qu’il y eût de sang versé,—«uniquement par une discipline énergique de souffrance personnelle»[12].

Quelle est donc cette arme nouvelle, qui brise les tanks et les canons?—«L’épée du sacrifice de soi.» (15 décembre 1921).

Remarquez ce mot d’«épée». Gandhi lui-même le souligne, et le reprend, à diverses reprises. Il l’oppose à «l’épée d’acier», lame contre lame.—Qui parle de bras croisés, d’acceptation bêlante? Gandhi est profondément sûr que l’Angleterre ne cédera aux demandes de l’Inde «que lorsque l’épée l’y aura forcée».—Mais cette épée invincible: un peuple qui s’offre à la mort.

Quel non-sens d’avoir jamais pu confondre ce paroxysme de l’action avec la race ovine des pacifistes passifs! Il n’y a pas un grain de passivité dans l’être d’un Gandhi. Tout est «action directe.»... «Rien, sur cette terre, n’a jamais été accompli sans action directe»[13]. Elle ne lui paraît pas seulement nécessaire pour la victoire d’une cause ou d’une idée. Elle est même un bienfait pour celui qui l’emploie, une hygiène de l’âme; elle lui donne l’équilibre, le sentiment de sa force; elle le préserve de la rancune amère et impuissante[14].

XIII

Certes, le remède est héroïque. Mais il n’est pas contre nature. Gandhi, en l’indiquant, part d’une observation de savant mystique sur la loi de Souffrance dans la nature:—«La vie sort de la mort. Pour que le blé pousse, il faut que le grain périsse.... La loi de souffrance est inhérente à notre être...» Tout ce que nous pouvons faire, c’est de la prendre toute sur nous, et de l’épargner à nos ennemis. «Le progrès dépend de la somme de souffrance endurée.... Plus la souffrance est pure, plus le progrès est grand...» Il faut «apprendre à souffrir volontairement et à y trouver de la joie.... La liberté ne saurait s’acquérir qu’à ce prix»[15].

On voit si le Mahâtmâ est un affaiblisseur d’énergie! Il la soumet au contraire aux disciplines les plus rudes qui jamais aient été imposées à un peuple. Mais il souffle à ce peuple l’ardeur de les accepter avec allégresse. Il l’exalte. Il tend l’énergie humaine jusqu’à l’extrême limite, où la corde semble près de se briser. Mais où n’atteindra point la flèche de l’arc ainsi tendu!

On comprend qu’un tel archer de la Non-Violence, le porte-glaive du Sacrifice de soi, n’ait point de mépris pour les tenants loyaux de la violence,—tout en condamnant leur erreur. J’ai cité, dans mon petit livre (p. 54) ces passages saisissants, où «plutôt que lâcheté il conseille violence!»—Il va plus loin: il est «d’avis que ceux qui croient à la violence apprennent le maniement des armes»[16]. Car c’est une autre expérimentation, «celle à laquelle le monde s’est habitué depuis des siècles»; et si XIV on l’adopte, il faut au moins qu’elle soit bien conduite et complète: ainsi, «ce serait une méthode raisonnable, vraie et franche»[17].—On a bien lu ce mot: «raisonnable», appliqué à la violence par ce Rishi de la Non-Violence! C’est dire que, s’il la rejette, ce n’est pas par défaillance de cœur devant les moyens qu’elle emploie, c’est par certitude de jugement qu’elle n’atteint pas et qu’elle est incapable d’atteindre à son but,—aux effets foudroyants qu’obtient «la Non-Violence sous sa forme dynamique», où «l’âme entière résiste à la volonté du tyran. Un seul individu qui agirait selon cette loi fondamentale pourrait défier la puissance entière d’un empire injuste..., et amener plus tard la chute de cet empire ou sa régénération»[18].

Ajoutons qu’en faisant sonner cette trompette de Jéricho, Gandhi ne fait que reprendre l’expérience des Rishis qui, «s’étant eux-mêmes servis des armes, en comprirent l’inutilité et, plus grands génies que Newton, plus grands guerriers que Wellington, découvrirent et enseignèrent au monde la Loi de Non-Violence»[19].

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La Non-Violence est donc un combat. Et, comme tous les combats,—si grand que soit le chef,—l’issue reste douteuse. L’expérimentation que va tenter Gandhi est terrible, terriblement dangereuse. Et il le sait, lui qui redoute la fureur de la populace indienne qu’il déchaîne, plus que la tyrannie de l’adversaire anglais[20].—Mais XV il faut oser. «L’essence de l’expérimentateur est d’oser». Gandhi a appris de l’Occident «l’énergie», et il veut l’inoculer à l’Inde[21].—«Aucun général digne de ce nom ne renonce à la bataille, par la crainte des revers ou des erreurs»[22]. Il se recueille, il médite, il prépare, et il ose.—Gandhi ose. Son audace va très loin. En août 1920, il refuse d’attendre le vote du Congrès, qui représente la nation, pour déclencher l’action expérimentale de Non-Coopération:—«Quand on possède la foi en une action, attendre que le Congrès (c’est-à-dire la nation) se prononce serait folie. Il faut au contraire agir et démontrer l’efficacité de son action, afin de décider la nation à l’adopter»[23]... «La meilleure façon de servir la nation» est parfois d’agir à l’opposé de ses opinions.

Mais s’il se trompe? Eh bien, que tout retombe sur lui! Il sera écrasé. Bien entendu, s’il agit en dehors du Congrès, ce n’est pas au nom du Congrès, c’est à ses risques et périls. Il saura porter tout entière la responsabilité de sa défaite.

«Je me considérerais comme indigne de diriger une cause, si je craignais de ne pouvoir la conduire au succès... Mais la doctrine qui veut le travail dans le détachement signifie aussi bien la recherche inexorable de la vérité que le retour sur ses pas si l’on s’est trompé, ou la renonciation au rôle de chef lorsqu’on découvre qu’on n’en est pas digne»[24].

Ce n’est pas d’un cœur léger qu’il envisage une telle éventualité.

XVI

«Supposez, écrit-il, que malgré mes espérances, rien n’arrive de ce que j’attends, ne devrais-je pas sentir que je ne suis plus digne de diriger la lutte? Ne devrais-je pas m’agenouiller humblement devant mon Créateur et lui demander de me délivrer de mon corps inutile et de faire de moi un instrument plus capable de servir?»...[25]

On peut imaginer ses angoisses secrètes et ses déchirements. La confession publique, qui suivit les crimes de Chauri-Chaura[26], en révèle une heure d’agonie. Il se relève pourtant. Il ne renonce jamais. Il sait bien qu’il ne le peut pas. Le navire, près de sombrer, ne peut se passer de lui. Il est le pilote. Il faut qu’il reste au poste. Il faut qu’il continue d’oser. Ce n’est pas seulement pour l’Inde que vaut sa redoutable expérimentation, c’est pour toutes les races humaines. Il a un très beau mot, qu’il reprend à un antique Rishi inconnu:

«Yatthaa pindhé thatthaa brahmandé»

«Comme il en est d’une boule de glaise, ainsi en est-il de tout l’univers».

Il expérimente sur la boule de glaise. Et certes, il ne s’illusionne pas sur les limites de son pouvoir! Mais, fais ce que dois!...

Et il tend la main au monde, pour s’entraider. Aux Anglais. Aux Chrétiens. A ses ennemis mêmes. Ennemis? Il n’en a point. «A tout Anglais qui habite l’Inde» il écrit: «Cher ami»[27]. Il fait appel aux Européens. Il XVII correspond affectueusement avec les chrétiens[28]. Il ne lutte pas contre eux. Il travaille pour eux, pour le christianisme même, que l’Europe trahit[29].

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J’ai tâché de bien dégager aux yeux du lecteur, le caractère de la bataille engagée et la nature de l’enjeu. On se rendra mieux compte ensuite, en étudiant le livre, du génie dépensé par cet «idéaliste pratique», comme il aime à se nommer[30], dans la réalisation de son grand Dessein. Il a ce don, très rare, chez les croyants passionnés, de lire dans la pensée des autres. Il est doué de la faculté «polypsychologique» de parler à chacun sa langue et, par un juste sens des natures diverses, de ne faire appel à leurs meilleures forces que dans le cercle propre de compréhension et d’action qui est dévolu à chaque être. C’est ce qui explique que, pour son compte, embrassant dans son cœur toute l’humanité, il parle aux Sikhs le langage patriotique, et qu’à ceux qui veulent prendre les armes il enseigne à employer ces armes pour leur pays[31]. Ainsi XVIII qu’il l’écrit à Tagore, son travail est de «transformer le sens des vieilles expressions: nationalisme et patriotisme, en les élargissant».

Aussi, n’essaie-t-il même pas de réaliser la Non-Violence absolue ou «parfaite», qui est sa foi personnelle, mais la Non-Violence sous la «forme restreinte, seule possible actuellement», qui est la «Non-Violence politique de Non-Coopération»,—méthode raisonnée de Révolution paisible et progressive, qui doit conduire au Swarâj, c’est-à-dire au Home Rule de l’Inde[32].

Chacun de ses articles est comme un ordre de bataille, dont il explique le sens, soit à ses lieutenants, soit au gros de son armée, soit à ses ennemis mêmes, car il ne croit pas inutile de s’adresser au bon sens et à la bonne foi de ceux que l’on combat[33].

Et rien n’est admirable comme la mesure avec laquelle il allie, dans ses controverses, la modération XIX des manières, la tranquillité et la courtoisie parfaite de l’expression, avec la franchise absolue et l’assurance implacable[34].

Cet homme doux et poli exerce sur ses armées une autorité dictatoriale. Jamais chef populaire, idolâtré par la foule, n’a parlé d’elle avec plus de mépris. Il est telle de ses phrases que n’eût pas désavouée le Coriolan de Shakespeare:

«Je suis écœuré de l’adoration de la multitude. Je serais plus sûr d’avoir raison, si elle crachait sur moi[35]... Mieux vaut être qualifié d’autocrate que d’avoir l’air de se laisser influencer par la multitude afin qu’elle vous approuve... Il ne suffit pas de protester contre l’opinion générale. Il est nécessaire que, dans les grandes questions, les chefs agissent en sens inverse de l’opinion de la masse, si cette opinion ne se recommande pas à leur raison»[36].

Mais ce dédain héroïque recouvre plus d’amour vrai du peuple que les flatteries intéressées des démagogues. Gandhi croit qu’une volonté haute peut transformer un peuple, en ne craignant pas d’exiger de lui les plus durs sacrifices[37]; et il lui impose une vigoureuse discipline morale,—cette discipline dont le relâchement fait la mortelle faiblesse des armées révolutionnaires d’aujourd’hui, et qui a fait la force de celles du passé. Les troupes de Cromwell ont entendu des ordres du jour semblables à ceux du Mahâtmâ, enjoignant «la nécessité de l’humilité», de la propreté physique et morale, le respect de la femme, interdisant la boisson, XX flétrissant le «péché du secret», le mensonge,—moins: la demi-vérité. Et le génial Protecteur de la République d’Angleterre n’a pas moins que Gandhi connu les forces mystiques de l’homme. Il y a fait appel; et il leur a dû en partie ses victoires.

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On me reprochera d’insister, dans cette Introduction aux articles de Gandhi, sur leur caractère de combat.

J’ai voulu rompre un malentendu, qui enclave Gandhi dans le pacifisme énervé. Si le Christ a été le Prince de la Paix, Gandhi n’est pas indigne de ce beau nom. Mais la paix que l’un et l’autre apportent aux hommes n’est pas celle de l’acceptation passive, elle est celle de l’amour agissant et du sacrifice de soi. J’ai osé montrer qu’il y a moins de distance entre la Non-Violence du Mahâtmâ et la Violence des Révolutionnaires, qui sont ses francs adversaires, qu’entre la Non-Acceptation héroïque et la servile ataraxie des éternels Acceptants, qui sont le béton de toutes les tyrannies et le ciment de toutes les réactions.

Il y a quelques semaines, après de longs débats à la Chambre Française à propos de l’Amnistie, les pouvoirs publics, pauvrement combattus d’ailleurs par une opposition, médiocre en nombre et médiocre en pensée, refusèrent de comprendre dans la grâce accordée les Réfractaires par conscience,—établissant pour mesure de leur amnistie qu’elle ne devait s’appliquer qu’à ceux qui ont combattu.

Les politiciens ont des œillères. Ils ne se doutent pas que dans le monde d’aujourd’hui, il est plus d’un XXI combat; et le plus héroïque n’est plus celui qui se livre au front des armées nationales. Il leur plaît d’ignorer. Qu’ils regardent autour d’eux! Qu’ils regardent devant eux, ce qui se prépare dans l’avenir: luttes révolutionnaires, luttes de classes, luttes de races! Et la plus haute de toutes: lutte des âmes, guerre de l’Ame!

Nous leur offrons ici le spectacle de cet autre combat, qui, de l’Inde, se propagera peu à peu sur la terre. Qu’ils l’accablent, s’ils veulent! Qu’ils le déshonorent, s’ils peuvent! Ainsi Rome voulut faire avec les premiers chrétiens. Il fallut bien, un jour, qu’elle transigeât avec eux: «In hoc signo vinces»...—Il est vrai qu’ensuite elle les acheta.

Mais nous n’en sommes pas là. Historien de métier, habitué à voir passer et repasser le flux et le reflux des grandes marées de l’Esprit, je décris celle-ci qui se lève, du fond de l’Orient. Elle ne se retirera qu’après avoir recouvert les rivages de l’Europe.

Romain ROLLAND.

Juillet 1924.

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