La jeune Inde
HUMANITÉ CONTRE PATRIOTISME
Un ami qui m’est cher attire mon attention sur ce qu’il considère comme un appel malencontreux au patriotisme des Sikhs plutôt qu’à leur humanité, dans la lettre que je leur ai adressée. Voici le paragraphe qui lui déplaît: «Le moyen le plus pur de chercher à obtenir justice pour les meurtres commis est de ne pas le chercher. Ceux qui les ont perpétrés, qu’ils soient Sikhs, Pathans ou Hindous sont des compatriotes. Leur châtiment ne rendra pas la vie aux morts. Je voudrais prier ceux dont le cœur est déchiré de leur pardonner, non parce qu’ils se sentent faibles (ils ont entre les mains tous les moyens de punir) mais parce qu’il n’y a pas de borne à leur force. Ceux-là seuls qui ont conscience d’être forts peuvent pardonner.»
J’ai lu et relu ce qui précède, et je sais que si je devais écrire à nouveau cette même lettre, je n’en changerais pas un seul mot. Mon appel s’adresse aux Sikhs en tant qu’Indiens. Il me suffisait de restreindre sa portée à un point qu’ils pouvaient facilement comprendre. Le principal argument serait le même pour tous et à toutes les époques. La lettre que j’ai adressée aux Sikhs eût perdu de son poids si mon appel s’était étendu à l’humanité. Il faut démontrer à un Sikh cherchant à punir un criminel indien qui n’est pas Sikh, mais prêt à pardonner la même offense à un Sikh, qu’un Sikh et un Indien ne font qu’un dans les questions de ce genre. Mais on s’adresserait à l’humanité plutôt qu’au patriotisme s’il s’agissait d’un Indien et d’un Anglais.
Je dois avouer cependant que vu l’état d’esprit actuel un Anglais pouvait facilement se méprendre sur le sens de cette lettre. Pour moi Patriotisme et Humanité ne font qu’un. Je suis patriote parce que je suis homme et humain. L’un n’exclut pas l’autre. Je ne ferais de mal ni à l’Angleterre ni à l’Allemagne pour servir l’Inde. L’Impérialisme n’existe pas dans ma façon d’envisager la vie. La morale d’un patriote ne diffère pas de celle d’un patriarche. Un patriote l’est d’autant moins qu’il est tiède humanitaire. Il n’y a pas de conflit entre la morale politique et la morale privée. Un non-coopérateur agira exactement de la même façon envers son père et son fils qu’envers le gouvernement.
16 mars 1921