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La jeune Inde

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ETHIQUE DE LA DESTRUCTION

Le lecteur sera, j’en suis persuadé, heureux de prendre connaissance de la lettre si belle et si pathétique que je reçois de M. Andrews.

«Je sais qu’en brûlant les tissus étrangers votre but est de venir en aide aux pauvres, mais j’ai l’impression que vous faites fausse route. Si vous réussissez à boycotter le tissu étranger il me semble évident que le prix du tissu fabriqué dans les filatures augmentera, et que ce seront les pauvres qui en souffriront. De plus, il y a dans ce terme «étranger» un subtil appel au sentiment de race qu’il faudrait plutôt réprimer qu’encourager. J’ai été profondément bouleversé de vous voir mettre le feu à ce monceau d’objets, parmi lesquels se trouvaient les plus beaux tissus. Nous avons l’air d’oublier ce vaste monde dont nous faisons partie pour ne songer égoïstement qu’à l’Inde. Je crains bien que ceci ne nous ramène au nationalisme étroit et égoïste d’autrefois. Dans ce cas, nous allons faire partie du cercle vicieux d’où l’Europe s’efforce désespérément d’échapper. Mais je ne puis le démontrer, je ne puis que répéter que j’en fus bouleversé, que cela me semblait une forme de violence. Et cependant je sais à quel point vous exécrez la violence. Il me déplaît que la question du tissu étranger soit transformée en religion.

J’étais au comble du bonheur lorsque je vous voyais asséner des coups de géant aux vices qui affectent les fondements de la morale: l’alcoolisme, les stupéfiants, l’intouchabilité, l’arrogance de race, etc., et lorsqu’avec une si merveilleuse et si admirable tendresse vous vous êtes occupé de ce mal hideux qu’est la prostitution. Mais allumer des feux de joie avec des étoffes étrangères et dire aux gens que s’en vêtir est un péché contre la religion, jeter au bûcher le noble travail de nos semblables, nos frères et nos sœurs des autres pays, en déclarant que c’est nous souiller que de les porter... Je ne saurais vous dire combien tout ceci me paraît différent! Savez-vous que j’ose à peine à présent porter le khaddar que vous m’avez donné, parce que j’ai peur de paraître juger les autres et de dire comme le pharisien: «Je suis un plus grand saint que vous». Jamais je n’avais eu semblable impression auparavant.

Vous savez que lorsque vous faites quelque chose qui me peine, il faut que je vous crie ma douleur; et ceci m’a fait mal.

J’avais écrit dans la Modern Review les articles que je vous envoie avec une grande joie, parce que j’avais la certitude d’avoir découvert le sens de votre vie. Mais à présent mon esprit vous crie que vous avez entrepris quelque chose de violent, d’anormal, de contre nature. Vous savez que mon affection pour vous demeure aussi grande que jamais, de même que la vôtre ne s’est pas affaiblie lorsque vous jugiez que votre frère se trompait. Je vous en supplie, expliquez-moi vos raisons! Votre article sur la destruction dans la Jeune Inde[87] ne m’a nullement convaincu.»

C’est bien lui! Dès qu’il souffre de quelque chose que j’ai fait (et ce n’est pas la première fois), il m’envoie lettre sur lettre sans attendre que je lui réponde. Car c’est l’affection qui parle à l’affection, mais sans discuter. C’est le trop plein d’un cœur angoissé. Ainsi fait-il au sujet de la destruction des vêtements étrangers.

Ce que M. Andrews m’écrit en langage affectueux, d’autres correspondants, qui sont déjà en désaccord avec moi, me l’ont exprimé avec grossièreté, colère et même vulgarité. Les paroles de M. Andrews sont des paroles d’affection et de chagrin, elles m’ont pénétré profondément et demandent que j’y réponde, alors que j’ai dû laisser de côté les paroles de colère pour n’y faire allusion qu’en passant. Les paroles de M. Andrews ont porté, parce qu’elles sont non violentes et qu’elles débordent d’affection, les autres qui sont violentes et pleines de méchanceté n’ont produit aucun effet sur moi et eussent provoqué de ma part des répliques courroucées si j’étais enclin à ce genre de réponses. La lettre de M. Andrews est un exemple de la non-violence dont nous avons besoin pour obtenir le Swaraj le plus rapidement possible.

Ceci toutefois est une remarque faite en passant. Je demeure aussi convaincu de la nécessité de brûler le tissu étranger. Il n’y a rien dans ce procédé qui doive accentuer l’inimitié de race. J’aurais fait exactement de même s’il se fût agi d’un cercle choisi et sacré de parents et d’amis. Dans tout ce que j’entreprends, dans tout ce que je conseille, je me pose cette question infaillible: «Que ferais-je, s’il s’agissait de ce qui m’est le plus proche et le plus cher?» L’enseignement de la religion à laquelle j’appartiens ne laisse aucune équivoque à ce sujet. Il ne faut faire aucune différence entre les ennemis et les amis. C’est à cette conviction que je dois l’assurance dans beaucoup de mes actions qui étonne parfois mes amis. Je me souviens d’avoir jeté dans la mer une superbe lorgnette parce qu’elle était la cause de discussions constantes avec un de mes meilleurs amis. Il a hésité tout d’abord à reconnaître que j’avais raison, mais ensuite il s’est rendu compte qu’il était juste d’avoir détruit un objet de prix, même étant le cadeau d’un ami.

L’expérience nous démontre qu’il faut détruire les dons les plus précieux sans hésitation et sans dédommagement, s’ils entravent notre progrès moral. Ne serait-ce point un devoir sacré de jeter au feu le plus précieux des héritages de famille s’il était infecté par la lèpre? Je me souviens d’avoir brisé les bracelets de ma chère femme, étant jeune et aimé, parce qu’ils étaient entre nous un sujet de discorde. Si je m’en souviens, ils lui avaient été donnés par sa mère. Je ne les détruisis point par haine mais par amour ignorant, je m’en rends compte à présent que j’ai atteint l’âge mûr. Cette destruction servit à nous rapprocher encore.

Si l’on attachait à tous les objets étrangers la même importance, la mesure serait en effet étroite, mesquine et malfaisante; mais il ne s’agit que du tissu étranger et la restriction fait toute la différence. Je ne désire en aucune façon interdire l’entrée dans l’Inde des montres anglaises ou des laques japonaises; mais je dois détruire les vins les plus recherchés de l’Europe, même s’ils ont été fabriqués et conservés avec le plus grand soin. Les pièges de Satan sont disposés avec une grande ruse, et d’autant plus attrayants que la ligne de démarcation entre le bien et le mal est si mince qu’elle est invisible. Mais elle existe cependant, rigide, inflexible: toute tentative pour la traverser amène une mort certaine.

Le sentiment de race est très fort dans l’Inde aujourd’hui. C’est avec la plus grande difficulté que je parviens à contenir les mauvaises passions du peuple. La masse est remplie de rancune, parce qu’elle est faible et extrêmement ignorante de la façon de se débarrasser de cette faiblesse. Je transfère sur les choses la rancune des gens.

L’amour du tissu étranger a été cause de la domination étrangère, de la misère, et, ce qui est pire, de la honte dans mainte famille. Le lecteur ignore peut-être que des centaines de tisserands «intouchables» de Kathiawad ayant perdu leur métier, il y a peu de temps, se firent boueurs de la municipalité de Bombay. Et l’existence de ces hommes est si pénible qu’un grand nombre perdent leurs enfants et deviennent des épaves physiques et morales, d’autres deviennent les impuissants témoins de la déchéance de leurs filles et de leurs femmes. Le lecteur ignore peut-être que bien des femmes de cette classe dans le Gujerat, faute d’occupation domestique, se sont mises à travailler sur les routes où, sous la contrainte, elles sont obligées de vendre leur honneur. Le lecteur ignore peut-être que les fiers tisserands du Pendjab, il y a quelques années, faute d’occupation s’enrôlèrent, et obéissant aux ordres de leurs officiers furent responsables de la mort de fiers Arabes innocents, et ceci non pas dans l’intérêt de leur pays, mais simplement pour ne pas mourir de faim. Il est difficile de persuader ces mercenaires abusés et de les soustraire à leur profession criminelle. Ce que l’on considérait autrefois comme un métier artistique et honorable, ils le considèrent à présent comme un métier honteux. Et pourtant les tisserands du Dekkan ne devaient pas avoir une si mauvaise réputation lorsqu’ils tissèrent leur subnum célèbre dans le monde entier. Faut-il s’étonner à présent si je considère comme un crime de toucher au tissu étranger? Ne serait-il pas criminel pour un homme de digestion délicate de se nourrir de mets trop lourds? Ne doit-il pas les détruire ou les donner? Je sais comment je m’y prendrais pour en faire passer l’envie à un fils malade, je me les ferais apporter; et bien que moi je puisse les digérer, je les détruirais devant lui, afin de bien lui démontrer la faute qu’il eût commise en les mangeant.

Si la destruction du tissu étranger est une saine résolution au point de vue moral le plus élevé, la possibilité d’une augmentation de prix du tissu Swadeshi ne doit pas nous effrayer. Détruire est la meilleure façon de stimuler la production. Il faut par un effort suprême et par une destruction rapide réveiller l’Inde de sa torpeur et de sa paresse forcée. Voici ce qu’en 1905 le rédacteur de la Gazette d’Assam écrivait sur Kamrup. «Depuis quelques années, les vêtements importés deviennent à la mode—innovation qui n’a pas grand chose en sa faveur car le temps que l’on consacrait autrefois au métier n’est employé à aucune autre occupation.»

Les Assamais auxquels j’ai parlé reconnaissent à leurs dépens la vérité de ces paroles. Le tissu étranger est pour l’Inde ce que sont dans le corps les matières étrangères; il faut le détruire sans demi-mesure une fois reconnue la nécessité immédiate du Swadeshi. Nous n’avons pas à craindre non plus qu’en développant l’esprit du Swadeshi nous développions un esprit étroit et exclusif. Avant de protéger la sainteté d’autrui il faut nous protéger nous-mêmes des effets de nos passions. L’Inde n’est aujourd’hui qu’une masse inerte que fait agir la volonté d’un tiers. Qu’elle devienne vivante en se purifiant, c’est-à-dire par l’abnégation et par la maîtrise de soi, et elle deviendra une bénédiction pour elle-même et pour l’humanité...

Pour qui croit au Swadeshi il ne saurait y avoir de satisfaction pharisienne à porter du khadi. Un pharisien est un protecteur de la vertu. Celui qui porte du khadi est, du point de vue du Swadeshi, comme un homme qui respire avec ses poumons. C’est un acte naturel et obligatoire qu’il faut accomplir, même si les autres l’accomplissent pour des raisons mauvaises ou s’en abstiennent totalement parce qu’ils n’en voient pas la nécessité ou l’utilité.

1er septembre 1921

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