La jeune Inde
LA HANTISE DES TRIBUNAUX
Si les magistrats et les tribunaux n’exerçaient pas sur nous une sorte d’attrait magique et s’ils n’avaient pas de racoleurs pour nous attirer dans le bourbier des cours de justice et pour faire appel à nos passions les plus basses, notre existence serait bien plus heureuse. Que ceux qui fréquentent les Tribunaux—les meilleurs d’entre eux—avouent que l’atmosphère en est fétide, de chaque côté s’alignent les faux témoins qui, soit par amitié, soit pour de l’argent sont prêts à vendre leur âme. Mais le pire c’est qu’ils soutiennent l’autorité d’un gouvernement. Ils sont censés administrer la justice et sont par conséquent appelés les gardiens de la liberté d’une nation. Mais lorsqu’ils soutiennent un gouvernement malfaisant ils ne sont plus les gardiens de la liberté, ils font crouler les maisons afin d’étouffer l’âme d’une nation. Voilà comment agissent les tribunaux de la Loi Martiale et les «tribunaux exceptionnels» du Pendjab. Nous les avons vus dans leur nudité. Ils sont ainsi en temps normal lorsqu’il s’agit de juger un différend entre une race supérieure et ses ilotes. Il en est de même dans le monde entier. Voyez le procès de l’officier anglais qui avait torturé de sang-froid des nègres inoffensifs à Nairobi, et la peine ridiculement légère à laquelle il fut condamné. Un seul Anglais a-t-il jamais subi le dernier châtiment ou quelque chose de ce genre pour avoir commis dans l’Inde des meurtres barbares? Qu’on ne s’imagine pas que les choses seraient changées lorsque juges et procureurs anglais auraient été remplacés par des juges et procureurs indiens. Les Anglais ne sont pas naturellement corrompus, les Indiens ne sont pas nécessairement des anges. Tous deux subissent l’influence de leur entourage. Pendant l’état de siège, les juges et les procureurs indiens se montrèrent coupables d’actions aussi noires que les juges et les procureurs anglais. Si à Mabianwala ce fut un Bosworth Smith qui insulta les femmes, ce furent des Indiens qui les torturèrent à Amritsar.
Ce que j’attaque c’est le système. Je n’en veux pas aux Anglais parce qu’ils sont anglais. Je respecte un certain nombre d’entre eux comme je les respectais avant de m’être aperçu de l’impossibilité de perfectionner le système actuel. M. Andrews et quelques autres me sont peut-être plus chers encore que jadis. Mais je ne pourrais pas rendre hommage à celui que je considère comme plus qu’un frère s’il devenait Vice-Roi des Indes. Je ne croirais pas qu’en acceptant ce poste il lui fut possible de rester pur. Il se verrait contraint d’administrer selon un système qui est corrompu en soi. Satan emploie généralement des instruments moraux et le langage de l’éthique pour donner à son but un air respectable.
Je me suis écarté un peu du sujet pour démontrer que ce Gouvernement, fût-il entièrement composé d’Indiens, s’il conservait l’organisation actuelle nous serait tout aussi intolérable qu’à présent. Et c’est pourquoi la nomination de lord Sinha à un poste élevé ne me remplit pas d’une joie débordante. Il nous faut l’égalité absolue en théorie et en pratique et le pouvoir de nous passer des rapports avec les Anglais si cela nous plaît.
Mais pour en revenir aux tribunaux et aux magistrats nous ne pouvons atteindre cette position désirable tant que nous considérons avec un respect superstitieux les soi-disant palais de justice. Que ceux dont la soif de vengeance ou l’avidité ou les justes réclamations sont satisfaites ne s’aveuglent pas sur le but véritable des tribunaux: la permanence de l’autorité du gouvernement qu’ils représentent. Sans les tribunaux le gouvernement ne durerait pas une journée. J’admets que, même avec mon plan, les tribunaux conserveront leur pouvoir sur les gens lorsque tous les avocats indiens les auront abandonnés et qu’il n’y aura plus de causes civiles à plaider. Mais alors ils auront cessé de nous tromper. Ils auront perdu leur prestige moral et par conséquent leur air d’honorabilité.
Au point de vue économique, on n’a jamais considéré ce que font perdre les tribunaux à la nation et pourtant ce n’est pas une bagatelle. Chaque institution organisée d’après le système actuel l’est avec une prodigalité extravagante et les tribunaux plus que tout autre. J’ai quelque notion de ce qu’ils coûtent en Angleterre, je suis renseigné sur ce qu’ils coûtent aux Indes et très documenté sur ce qu’ils coûtent dans le Sud-Afrique. Je n’hésite point à dire que ceux de l’Inde sont relativement les plus exagérés et n’ont aucun rapport avec les ressources économiques du peuple. Les meilleurs avocats de l’Afrique du Sud, et il y en a d’extrêmement compétents, n’oseraient jamais demander les honoraires des avocats de l’Inde. Quinze guinées sont à peu près le maximum pour une consultation juridique. On a vu dans l’Inde demander jusqu’à 7000 roupies. Il y a quelque chose de criminel dans un système qui permet à un magistrat de gagner cinquante à cent mille roupies par mois. La profession n’est pas—ne devrait pas—être une affaire de spéculation. Le meilleur avocat devrait être accessible au plus pauvre à un prix raisonnable. Mais nous avons imité les magistrats anglais et ajouté à leurs méthodes. Les Anglais trouvent le climat de l’Inde pénible, ils conservent les habitudes des climats froids et durs, il leur faut calculer les séjours fréquents dans les montagnes et dans leur île natale, et mettre de côté une forte somme pour l’éducation aristocratique de leurs enfants. Leurs honoraires sont pour ces raisons naturellement très élevés et l’Inde ne peut pas supporter cette lourde charge. Nous nous imaginons que pour nous sentir les égaux des magistrats anglais il nous faut demander les mêmes honoraires écrasants. Ce serait bien triste pour l’Inde s’il lui fallait hériter des appointements anglais et des goûts anglais qui conviennent si peu à l’atmosphère indienne. Tout magistrat considérant les tribunaux et sa profession du point de vue que je viens d’indiquer arrivera forcément à conclure que le meilleur moyen de servir la nation est de cesser d’exercer. Pour arriver à une autre conclusion il faudrait qu’il pût démentir l’exposé des faits que je viens d’avancer.
6 octobre 1920