La jeune Inde
LE CRIME DE CHAURI-CHAURA
Dieu a été d’une bonté excessive pour moi. Il vient de m’avertir pour la troisième fois que dans l’Inde ne règne pas encore cette atmosphère de Vérité et de Non-Violence qui peut seule justifier la Désobéissance civile en masse, celle qui peut être vraiment nommée civile, c’est-à-dire douce, humble, sage, volontaire et cependant aimante, jamais criminelle ou haïssable.
Il m’avertit en 1919, lorsque commença l’agitation soulevée par la loi Rowlatt. Ahmedabad, Virangham et Kheda ont erré. Amritsar et Kasur ont erré. Je suis revenu sur mes pas, j’avais fait une erreur de calcul aussi énorme que l’Himalaya. Je me suis humilié devant Dieu et devant les hommes, et non seulement j’ai suspendu la Désobéissance civile en masse, mais j’ai suspendu la mienne qui devait être, je le sais, civile et non-violente.
Dieu m’avertit ensuite d’une façon terrible. Il me rendit le témoin oculaire des actes accomplis par la populace le 17 novembre à Bombay. Elle agissait dans l’intérêt de la Non-coopération. J’annonçai mon intention de suspendre la désobéissance civile en masse qui devait commencer immédiatement à Bardoli. L’humiliation que j’éprouvai fut plus grande encore qu’en 1919, mais elle me fit du bien. Je suis persuadé que la Nation y gagna. Par cette suspension, l’Inde montra qu’elle était pour la Vérité et la Non-Violence.
Mais l’humiliation la plus amère que je dusse ressentir était encore à venir. Madras m’avait prévenu, mais je n’en avais pas tenu compte. Dieu me parla clairement par Chauri-Chaura. Il y eut, si je ne me trompe, ample provocation de la part des agents de la police qui furent si brutalement mis en pièces. Ils n’avaient pas tenu compte de l’assurance donnée par l’inspecteur que le peuple ne serait pas molesté, et lorsque la procession fut passée insultèrent et inquiétèrent les retardataires isolés. Ceux-ci appelèrent à l’aide. La foule revint. La police fit feu, puis ayant épuisé le peu de munitions qu’elle possédait se réfugia dans le Thana (commissariat). La foule, me dit alors mon informateur, mit le feu au thana où les agents s’étaient emprisonnés eux-mêmes. Ils voulurent s’enfuir pour échapper à la mort, furent massacrés, et leurs restes déchiquetés furent lancés dans la flamme dévorante.
Aucun volontaire non-coopérateur n’a pris part à la brutalité commise. Non seulement la foule avait été provoquée, mais elle connaissait par expérience la tyrannie arbitraire de la police de ce district. Aucune provocation ne saurait pourtant justifier le meurtre brutal d’hommes qui étaient devenus sans défense et s’étaient remis virtuellement à la merci de la foule. Et alors que l’Inde prétend être non-violente et espère monter par ses méthodes non-violentes sur le trône de la liberté, la violence de la foule, même occasionnée par une sérieuse provocation, est d’un bien triste augure. Supposez que Dieu ait permis à la Désobéissance Civile de Bardoli de réussir, le Gouvernement eût abdiqué en faveur des vainqueurs de Bardoli, et qui donc eût maîtrisé cet élément déréglé capable de commettre des actions inhumaines lorsqu’on le provoque? Pour arriver par la Non-violence à un gouvernement indépendant, il faut la maîtrise non-violente des éléments violents du pays. Les Non-Coopérateurs non-violents ne peuvent réussir que s’ils parviennent à maîtriser les hommes sans aveu de l’Inde, ou en d’autres termes lorsque ces derniers auront appris, soit par religion, soit par patriotisme, à s’abstenir de leurs violences, pendant la campagne de Non-Coopération, tout au moins. La tragédie de Chauri-Chaura fut donc pour nous un réveil absolu.
Mais, me murmurait la voix de Satan, ton manifeste au Vice-Roi, ta réponse à sa lettre? Ce fut la coupe d’humiliation la plus amère. «C’est assurément une lâcheté de s’abstenir au lendemain de menaces pompeuses adressées au Gouvernement et de promesses faites au peuple de Bardoli». Satan m’invitait ainsi à renier la Vérité et par conséquent la religion, à renier Dieu lui-même. J’exposai au Comité d’Action et à d’autres de mes camarades qui se trouvaient près de moi mes doutes et mes difficultés. Tous ne furent pas d’accord avec moi au début; il est plus que probable qu’à l’heure actuelle il en est encore qui ne le sont pas. Mais il est rare qu’un homme ait le bonheur de rencontrer autour de lui des collègues et des camarades si pleins d’égards et d’indulgence. Ils comprirent mes difficultés et écoutèrent patiemment mes raisons. Le public connaît les décisions prises par le Comité d’Action. Au point de vue politique, renverser brusquement tout le programme agressif peut paraître absurde et déraisonnable, mais il n’est point douteux qu’au point de vue religieux c’est un acte logique et je me permets d’assurer à ceux qui n’en sont pas certains que le pays a gagné à mon humiliation et à la confession que j’ai faite de mon erreur.
La seule vertu à laquelle je prétende, c’est la Vérité et la Non-Violence. Je ne prétends à aucun pouvoir surhumain. Je possède la même chair corruptible que le plus faible de mes semblables et suis par conséquent aussi porté qu’eux à me tromper. Mes services ont bien des limitations, mais Dieu les a bénis malgré leurs imperfections. La confession des fautes, c’est le coup de balai qui enlève la saleté et laisse la surface plus nette qu’auparavant. Je me sens plus fort de m’être confessé. La cause doit gagner par son recul même. Un homme ne parvient jamais à son but s’il persiste à s’écarter de la bonne route.
On a déclaré que Chauri-Chaura ne pouvait avoir d’influence sur Bardoli. Il n’y aurait de danger, assure-t-on, que si Bardoli se laissait influencer par Chauri-Chaura et se trouvait lui-même entraîné à la violence. Et de cela je n’ai pas la moindre crainte. Le peuple de Bardoli est à mon avis le plus pacifique de l’Inde; seulement, Bardoli n’est qu’un point minuscule sur la carte de l’Inde. Ses efforts ne peuvent réussir que s’il a la coopération parfaite des autres parties du territoire. La Désobéissance de Bardoli ne sera civile que si les autres régions de l’Inde demeurent non-violentes. De même qu’il suffit d’un grain d’arsenic pour empoisonner une jarre de lait et le rendre impropre à la consommation, le poison mortel de Chauri-Chaura suffit à rendre inacceptable l’attitude civile même de Bardoli.
Cette tragédie est, après tout, le symptôme d’un mal qui s’aggrave. Je n’ai jamais supposé que là où il y avait répression il y eût absence totale de violence mentale ou physique. Seulement j’avais cru, comme je le crois toujours et les pages de la Jeune Inde le prouvent abondamment, que dans les endroits où elle a lieu, la répression n’est pas proportionnée au peu d’importance de la violence populaire... La Désobéissance civile ne doit comporter aucune excitation. Elle est une préparation à la souffrance muette. Son effet est merveilleux, quoique imperceptible et doux... La tragédie de Chauri-Chaura est réellement le poteau indicateur sur notre route qui nous montre le chemin dangereux dans lequel l’Inde pourrait s’engager, si de sérieuses précautions n’étaient pas prises. Si nous ne voulons pas que la violence naisse de la non-violence, il est évident qu’il nous faut revenir rapidement sur nos pas, rétablir une atmosphère de calme, réorganiser notre programme et ne pas songer à commencer la Désobéissance Civile en masse, avant d’être certains que la paix sera maintenue en dépit de toutes les provocations du gouvernement. Il faut que nous soyons assurés qu’aucune partie du pays ne commencera sans autorisation la Désobéissance Civile en masse.
L’organisation du Congrès est loin d’être parfaite et ses instructions sont exécutées avec négligence. Nous n’avons pas organisé de Comités dans chaque village; et là où nous l’avons fait, ils ne se conforment pas toujours à nos instructions. Nous n’avons guère plus de dix millions d’adhérents sur nos listes, nous sommes au 15 février, et beaucoup n’ont pas encore payé leurs quatre annas de souscription pour l’année courante. L’enrôlement des volontaires se fait avec indifférence. Ils ne remplissent pas toutes les conditions de leur engagement. Ils ne portent même pas de khaddar tissé et filé à la main. Tous les volontaires hindous ne se sont pas débarrassés du péché d’intouchabilité, tous ne sont pas exempts de violence. Ce n’est pas leur emprisonnement qui nous donnera le Swaraj, ou qui servira la cause sacrée du Califat, ou qui nous autorisera à refuser de payer des serviteurs infidèles. Certains d’entre nous commettent des fautes sans le faire exprès, mais il en est qui pèchent volontairement. Ils s’enrôlent comme volontaires, sachant parfaitement qu’ils n’ont pas l’intention de demeurer non-violents et qu’ils ne le demeureront pas. Nous manquons donc de franchise, tout autant que le gouvernement que nous accusons de mensonge. Comment oserions-nous pénétrer dans le royaume de la liberté, en ayant sur les lèvres seulement un hommage à la vérité et à la non-violence?
Si nous ne voulons pas reculer davantage, il est indispensable à notre progrès même d’apaiser l’excitation et de suspendre la Désobéissance Civile en masse. J’espère que cette suspension ne désappointera pas ceux et celles qui font partie du Congrès, mais qu’au contraire ils se sentiront allégés du fardeau de la fausseté et du péché national.
Que l’adversaire se fasse gloire de notre humiliation et de notre soi-disant défaite! Il vaut mieux qu’on nous accuse de lâcheté et de faiblesse que de renier notre serment et de trahir Dieu. Mieux vaut mille fois paraître manquer de sincérité envers le monde que de manquer de sincérité envers nous-mêmes. En ce qui me concerne personnellement, suspendre la Désobéissance Civile n’est pas une pénitence suffisante pour me punir d’avoir été l’instrument même involontaire de la violence brutale du peuple, à Chauri-Chaura.
Je dois subir une purification personnelle, devenir un meilleur instrument plus capable d’enregistrer les moindres variations de l’atmosphère morale qui m’entoure. Mes prières doivent acquérir une sincérité et une humilité plus profondes. Rien n’est pour moi plus purifiant et plus fortifiant qu’un jeûne accompagné de la coopération mentale nécessaire.
Je sais que l’attitude mentale est tout. De même qu’une prière peut n’être simplement qu’une intonation machinale comme celle de l’oiseau, un jeûne peut n’être autre chose qu’une torture machinale de la chair. Pour le but que je me propose, un procédé machinal de ce genre n’a aucune valeur. Un chant machinal peut servir à modeler la voix, un jeûne machinal peut purifier le corps. Ni l’un ni l’autre ne toucheront l’âme.
Mais le jeûne entrepris pour arriver à une expression de soi plus complète, pour atteindre à la suprématie de l’esprit sur la chair, est un des plus puissants facteurs de notre évolution. Après avoir mûrement réfléchi, je m’impose donc un jeûne de cinq jours consécutifs... C’est le moins que je puisse faire. Je n’ai pas perdu de vue le Comité du Congrès de toute l’Inde qui approche. Je sais le chagrin que ces jours de jeûne vont causer à mes nombreux amis, mais je ne puis remettre ma pénitence ni la raccourcir.
Je supplie mes collaborateurs de ne pas m’imiter. Ils n’auraient pas mes raisons, ils n’ont pas été les créateurs de la Désobéissance Civile. Je me trouve dans la situation du chirurgien maladroit, il me faut ou abdiquer ou acquérir un talent supérieur. Alors qu’une pénitence personnelle est non seulement nécessaire mais obligatoire pour moi, la maîtrise de soi prescrite par le Comité d’Action est assurément une pénitence suffisante pour tous les autres. Elle n’est point aisée et si elle est sincère peut porter les meilleurs fruits.....
Tout jeûne et toute pénitence doivent autant que possible être tenus secrets. Mais mon jeûne étant à la fois une pénitence et un châtiment doivent être publics. C’est une pénitence pour moi et un châtiment pour ceux que j’essaye de servir, pour ceux pour qui j’aime vivre, et pour qui je serais heureux de mourir.
Ils ont péché contre les lois du Congrès, bien qu’ils en fussent des partisans sinon des adhérents. Ils massacrèrent probablement les agents avec mon nom sur les lèvres. La seule façon de châtier lorsqu’on aime est de souffrir. Je ne peux souhaiter qu’on les arrête, mais je tiens à ce qu’ils sachent que je souffrirai parce qu’ils ont péché contre la doctrine du Congrès. Je conseille à ceux qui se sentent coupables et qui se repentent de se livrer au gouvernement et d’avouer leur faute afin d’en subir le châtiment... Que les meurtriers acceptent ou non mon conseil, je tiens à ce qu’ils sachent qu’ils ont sérieusement compromis les opérations du Swaraj, et qu’en faisant ajourner le mouvement de Bardoli ils ont nui à la cause même qu’ils voulaient probablement servir... Je suis prêt à souffrir n’importe quelle humiliation, n’importe quelle torture, un ostracisme absolu et la mort même, pour empêcher ce mouvement de devenir violence ou précurseur de violence....
16 février 1922