← Retour

La jeune Inde

16px
100%

INTROSPECTION

Certains correspondants m’ont écrit en termes touchants pour me demander de ne pas me suicider en janvier si nous n’avons pas obtenu le Swaraj d’ici là et si je suis encore en liberté. Je me rends compte que les mots n’expriment qu’imparfaitement la pensée, surtout lorsque la pensée elle-même est incomplète ou confuse. Je pensais avoir écrit dans le Navjivan assez clairement, mais je m’aperçois que la traduction a été mal comprise par beaucoup...

Une des principales raisons de l’erreur provient de ce que l’on me considère comme un homme parfait. Les amis qui connaissent mes préférences pour la Bhagavad Gita m’ont démontré que ma menace de suicide était en contradiction avec les enseignements que je cherchais à mettre en pratique et m’ont jeté à la tête les versets à l’appui. Tous ces mentors semblent oublier que je ne suis pas autre chose qu’un homme cherchant la vérité. Je prétends avoir trouvé le chemin qui mène à la Vérité, je prétends faire un effort incessant pour la découvrir, mais j’admets que je ne l’ai pas encore trouvée. Découvrir la vérité absolue, c’est se réaliser soi-même et réaliser sa destinée, c’est-à-dire atteindre la perfection. J’ai péniblement conscience de mes imperfections, et c’est en cela que consiste ma force, parce qu’il est rare qu’un homme sache ce qui lui manque.

Si j’étais parfait, j’avoue que la misère de ceux qui m’entourent ne m’affecterait pas comme elle le fait. J’en prendrais note, je prescrirais un remède, et par la puissance immuable de la vérité qui serait en moi je le ferais adopter. Mais pour l’instant je ne puis voir qu’indistinctement comme dans un miroir, et je dois par conséquent chercher à convaincre par des méthodes lentes et laborieuses et qui ne réussissent pas toujours. Dans ces conditions, je ne serais même pas humain si, connaissant comme je le fais la misère qui règne sur ce sol et que l’on pourrait éviter, et voyant à l’ombre même du Maître de l’Univers des êtres qui ne sont que des squelettes, je n’éprouvais aucune sympathie pour les millions d’hommes qui dans l’Inde souffrent et se taisent.

Je suis soutenu par l’espoir que cette misère diminuera peu à peu; mais supposez que malgré toute ma sensibilité et tous mes efforts pour faire parvenir le message guérisseur du rouet au cœur de la nation l’oreille seule l’ait entendu, supposez encore que dans l’excitation des douze derniers mois il n’y ait eu dans le programme aucune foi véritable, supposez enfin que le message ne soit pas parvenu jusqu’au cœur des Anglais; ne devrais-je pas douter de mon tapasya et sentir que je ne suis plus digne de diriger la lutte? Ne devrais-je pas m’agenouiller en toute humilité devant mon Créateur et lui demander de me délivrer de mon corps inutile et de faire de moi un instrument plus capable de servir?

Le Swaraj consiste en un changement de gouvernement où le contrôle effectif se trouve placé entre les mains du peuple. Mais ce n’en est que la forme extérieure. Ce qui en est le fond et ce que je désire ardemment, c’est une acceptation nette des moyens et par conséquent une transformation véritable du cœur chez le peuple. Je suis persuadé qu’il ne faut pas des siècles pour que les Hindous renoncent à leur péché d’intouchabilité, pour que les Hindous et les Musulmans abandonnent leur inimitié et considèrent qu’une amitié qui vient du cœur est un facteur éternel de l’existence nationale, pour que tous adoptent le Charka comme unique moyen universel permettant de sauver l’Inde au point de vue économique; enfin, pour que tous croient que la méthode Non-Violente seule donnera la liberté à l’Inde. L’adoption libre, intelligente, et décidée de ce programme par la nation suffit selon moi pour que le principe essentiel soit acquis. Le symbole, c’est-à-dire le transfert des pouvoirs, ne peut manquer de suivre, de même que la graine bien semée doit germer et devenir un arbre.

Le lecteur pourra donc le voir à ce que j’ai déclaré incidemment à mes amis à Poona et répété ensuite à d’autres n’était pas autre chose qu’une confession de mes imperfections, exprimant à quel point je me sentais indigne de la noble cause dont j’ai pour l’instant l’air d’être le chef. Je n’ai formulé aucune doctrine désespérée. Au contraire, je n’ai jamais été aussi convaincu que je le suis à l’heure où j’écris que nous acquerrons le principe essentiel cette année. J’ai déclaré également qu’étant idéaliste pratique je devrais me considérer comme indigne de diriger une cause, si je craignais de ne pouvoir la conduire au succès. La doctrine qui veut le travail dans le détachement signifie aussi bien la recherche inexorable de la vérité que le retour sur ses pas si l’on s’est trompé, ou la renonciation sans regret du rôle de chef lorsqu’on découvre qu’on n’en est pas digne.

Je n’ai fait qu’esquisser imparfaitement mon désir intense de me perdre dans l’Eternel et de devenir un simple morceau d’argile entre les mains du Divin Potier, afin que mes services deviennent plus certains parce qu’ils ne seront plus entravés par mon être inférieur.

17 novembre 1921

Chargement de la publicité...