La jeune Inde
L’ÉDUCATION ANGLAISE
Un ami me demande de donner mon opinion réfléchie sur la valeur de l’éducation anglaise et d’expliquer les paroles que j’ai prononcées sur la grève à Cuttack..... Je consens avec plaisir à répondre à son désir.
A mon avis bien réfléchi l’éducation anglaise, par la méthode employée, a émasculé les Indiens qui l’ont reçue. Elle a causé à l’étudiant une tension nerveuse excessive et a fait de nous des imitateurs. La façon dont notre langue maternelle a été privée de la place qui lui appartient forme l’un des plus pénibles chapitres de l’histoire de nos rapports avec l’Angleterre. Ramo Hhan Rai aurait été un plus grand réformateur et Lokamania[82] Tilak[83] un plus grand savant s’ils n’avaient été forcés de commencer avec le désavantage de penser en anglais et d’exprimer presque entièrement leurs idées dans cette langue. Leur influence sur le peuple, si merveilleuse soit-elle, eût été plus grande encore s’ils avaient été élevés sous un système moins contre-nature. Sans doute tous deux ont bénéficié de leur connaissance des riches trésors de la littérature anglaise, mais ceux-ci auraient dû leur être accessibles dans leur propre langue. Aucun pays ne peut devenir une nation s’il ne produit qu’une race de traducteurs. Songez à ce qui fût arrivé aux Anglais s’ils n’avaient eu de la Bible une version autorisée. Je crois certainement que Chaitanya, Kabir, Nanak, Guru Govindsing, Sivaji et Pratap étaient de plus grands hommes que Ram Mohan Rai et Tilak. Je sais que toute comparaison est odieuse. Ils ont été également grands à leur façon.
Mais si l’on en juge d’après les résultats obtenus, l’influence de Ram Mohan et de Tilak sur les masses, n’est pas aussi durable et n’a pas une aussi grande portée que l’influence de ceux qui eurent le bonheur de naître à un meilleur moment. Si on les juge d’après les obstacles qu’ils eurent à surmonter, tous deux étaient des géants et ils seraient arrivés à des résultats plus importants s’ils n’avaient été handicapés par leur éducation. Je me refuse à croire que le Raja et le Lokamanya n’auraient pas pensé les mêmes pensées s’ils avaient ignoré la langue anglaise. De toutes les superstitions dont souffre l’Inde, la plus grande est de croire que la connaissance de la langue anglaise est indispensable pour s’imprégner d’idées de liberté et pour développer la précision de la pensée. On devrait se souvenir que le pays depuis cinquante ans n’a eu à choisir qu’un seul système d’éducation, qu’un seul moyen d’expression lui a été imposé. Il nous est donc impossible de prouver ce que nous aurions pu être si nous n’avions pas été instruits dans les écoles actuelles. Il est une chose que nous savons cependant. C’est que l’Inde est plus pauvre aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a cinquante ans, qu’elle est moins capable de se défendre et que ses enfants sont moins vigoureux. Je n’ai pas besoin qu’on me dise que cela provient de notre système défectueux de gouvernement. Rien n’y est plus défectueux que sa méthode d’éducation. Elle a été conçue et elle est née dans l’erreur, les dirigeants anglais étant sincèrement persuadés que le système indigène était plus qu’inutile. Elle s’est développée dans le péché, car elle a eu pour tendance de rapetisser les Indiens de corps, d’esprit et d’âme.
27 avril 1921.