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La jeune Inde

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LES CLASSES «SUPPRIMÉES»

M. Gandhi présida la Conférence des classes «supprimées» qui eut lieu à Ahmedabad les 13 et 14 courant. Quantité de personnes distinguées de la ville y assistaient; mais les intouchables étaient beaucoup moins nombreux qu’on ne l’avait espéré, le bruit ayant couru que le Gouvernement arrêterait ceux qui s’y rendraient.

M. Gandhi exprima d’abord ses regrets de voir un nombre si restreint d’intouchables et déclara que des incidents de ce genre lui faisaient perdre le peu de confiance qu’il avait dans les Conférences comme moyen actif de réforme sociale. Il ajouta que s’il retenait moins longuement ses auditeurs qu’ils ne s’y attendaient, ce serait parce que ses remarques ne s’adresseraient pas à tous ceux à qui il aurait voulu parler et non parce que son enthousiasme pour la cause était le moins du monde refroidi.

Passant au sujet de la Conférence il dit:

«J’ignore ce que je dois faire pour démontrer aux adversaires de la réforme qu’ils ont tort. Comment m’y prendre auprès de ceux qui considèrent tout contact avec les classes supprimées comme une souillure, s’ils croient ne pouvoir se purifier de cette souillure qu’en faisant certaines ablutions dont l’omission serait par conséquent un péché? Je puis seulement leur faire part de mes convictions personnelles.

Je considère l’intouchabilité comme la plus grande tache de l’Hindouisme. Ce ne sont pas mes expériences pénibles en Sud-Afrique qui me l’ont fait mieux comprendre. Ce n’est point non plus parce que j’ai été autrefois agnostique. Il est faux également de croire comme certains, que mes opinions proviennent de l’étude que je fis de la littérature religieuse chrétienne. Ces opinions datent d’une époque lointaine où je n’étais ni versé dans la Bible ni épris d’elle et de ses disciples. Je n’avais pas douze ans lorsque j’y songeai pour la première fois. Un certain vidangeur nommé Uka venait à la maison vider les fosses. Il m’arriva souvent de demander à ma mère pourquoi c’était mal de le toucher, pourquoi on me le défendait. Si par hasard cela m’arrivait on m’ordonnait de faire des ablutions et, tout en obéissant naturellement, je n’en déclarais pas moins en souriant que l’intouchabilité n’était pas reconnue par la religion et qu’il était impossible qu’elle le fût. J’étais un enfant très soumis et respectueux et, autant que les égards dus à mes parents le permettaient, j’étais souvent en lutte ouverte avec eux à ce sujet. Je déclarais à ma mère qu’elle se trompait absolument lorsqu’elle considérait comme péché d’être en contact avec Uka.

A l’école il m’arrivait souvent de frôler les intouchables; et comme je ne voulais jamais m’en cacher à mes parents, ma mère me disait que le moyen le plus rapide de se purifier du contact était de toucher le premier musulman rencontré. Et par égard et respect pour ma mère, je le fis souvent, mais sans jamais croire que ce fût une obligation religieuse. Un peu plus tard, nous partîmes pour Porbandar, où j’appris mes premiers éléments de Sanscrit. Je ne fréquentais pas une école anglaise. Nous fûmes confiés, mon frère et moi, à un Brahmane qui nous apprit Ramraksha et Vichnou Punjar. Les textes jale Vichnou stale Vichnou (Le Seigneur est présent dans l’eau, le Seigneur est présent sur terre) ne me sont jamais sortis de la mémoire. Une bonne vieille habitait tout près. Or, à cette époque, j’étais très craintif; et dès qu’il faisait nuit et que la lumière était éteinte, j’évoquais autour de moi les esprits et les démons. La bonne vieille pour calmer mes craintes me conseilla, lorsque j’avais peur, de réciter à voix basse le Ramraksha. Je suivis son conseil et m’en trouvai fort bien. Je n’ai jamais pu croire alors qu’aucun texte du Ramraksha traitât de péché le contact des intouchables. Je n’en comprenais pas le sens alors ou je le faisais très imparfaitement, mais j’étais sûr que le Ramraksha qui dissipait la crainte des esprits, n’eût pu admettre la crainte du contact des intouchables.

Nous lisions régulièrement le Ramraksha en famille. Un Brahmane du nom de Laha Maharaj nous le lisait. Il était frappé de la lèpre et il était convaincu que s’il lisait régulièrement le Ramayana il guérirait; et il le fut en effet. Comment, me disais-je, le Ramayana où l’un de ceux que l’on considère aujourd’hui comme intouchables fit traverser le Gange à Rama dans sa barque, peut-il admettre l’idée que des êtres humains sont intouchables sous prétexte que ce sont des âmes souillées? Le fait même que nous donnons à Dieu le nom de purificateur des impurs, et autres noms semblables, ne montre-t-il pas que c’est un péché de considérer quiconque est né Hindou comme impur et intouchable, qu’il est satanique de le faire? Je n’ai jamais cessé depuis lors de répéter que c’était un grand péché. Je n’ai pas la prétention de dire que cette conviction était cristallisée lorsque j’avais douze ans mais je puis affirmer que je considérais alors l’intouchabilité comme péché. Je raconte ces détails pour les Vaishnavas et les Hindous orthodoxes.

J’ai toujours déclaré que j’étais un Hindou Sanatani. Ce n’est pas que je n’aie aucune connaissance des livres saints. Je ne suis pas grand clerc en sanscrit, je n’ai lu les Vedas et les Upanishads que dans les traductions, ma connaissance n’en est donc pas érudite, mais je les ai étudiés comme doit le faire tout Hindou et je prétends en avoir compris le véritable sens. J’avais également étudié avant d’avoir vingt-et-un ans les autres religions.

A certaine époque, j’hésitai entre l’Hindouisme et le Christianisme. Lorsque mon âme eut retrouvé son équilibre, j’eus le sentiment qu’il n’y avait pour moi de salut possible que dans la religion hindoue et ma foi dans l’Hindouisme devint plus profonde et plus éclairée.

Néanmoins, même à cette époque, je croyais que l’Intouchabilité ne faisait point partie de l’Hindouisme, et que si c’était le cas, cet Hindouisme-là, je n’en voulais point.

Il est vrai que l’Hindouisme ne traite pas l’intouchabilité de péché. Je ne désire pas faire de controverse sur l’interprétation des Shastras. Il me serait difficile de démontrer ma manière de voir en m’appuyant sur le Bhagwat ou le Manusmriti. Mais je prétends avoir compris l’esprit de l’Hindouisme. L’Hindouisme a péché en sanctionnant l’intouchabilité qui nous a dégradés, qui a fait de nous les parias de l’Empire. Les Musulmans eux-mêmes, à notre contact ont pris la contagion; et dans l’Afrique du Sud, l’Afrique orientale et le Canada, les Musulmans aussi bien que les Hindous ont fini par être considérés comme des parias. Tout ce mal provient du péché d’Intouchabilité.

Je rappellerai ici la proposition que j’avais émise: tant que les Hindous s’obstineront à considérer l’Intouchabilité comme un dogme de leur religion, tant qu’ils considéreront que c’est un péché de toucher un groupe de leurs frères, le Swaraj est impossible. Yudhishthira refusa d’entrer au ciel sans son chien. Comment les descendants de Yudhishthira peuvent-ils donc espérer obtenir le Swaraj sans les intouchables? Les crimes que nous reprochons au Gouvernement actuel et pour lesquels nous l’avons qualifié de Satanique ne les avons-nous pas commis envers nos frères?

Nous sommes coupables d’avoir supprimé nos frères, de les avoir obligés à ramper sur le ventre, à se frotter la face contre terre; les yeux injectés de sang par la colère, nous les avons jetés hors des compartiments de chemins de fer. Qu’a fait de plus à notre égard le gouvernement anglais? Quelles accusations proférons-nous contre Dyer et O’Dwyer que notre peuple ne pourrait proférer contre nous? Nous devons nous débarrasser de cette souillure. Il est inutile de parler de Swaraj tant que nous ne protégeons pas les faibles et les êtres sans défense, tant qu’il est possible à un Swarajiste de blesser les sentiments de quelqu’un. Le Swaraj signifie que nul Hindou, nul Musulman ne doit avoir l’arrogance de s’imaginer qu’il peut impunément écraser d’humbles Hindous ou Musulmans. Tant que cette condition ne sera pas remplie, nous n’obtiendrons le Swaraj que pour le perdre aussitôt. Tant que nous ne nous serons pas purgés des péchés que nous avons commis envers nos frères plus faibles, nous ne valons guère mieux que des brutes.

Mais j’ai encore confiance. Pendant mes pérégrinations dans l’Inde, je me suis rendu compte que l’esprit de bonté dont parle si éloquemment Tulcidas, qui est la base des religions Jain et Vaishnava, qui est la quintessence de la Bhagavat et dont chaque verset de la Gita est imprégné, cette bonté, cet amour, cette charité s’implantent lentement dans le cœur des masses de ce pays.

On entend parler encore de maintes querelles entre Hindous et Musulmans. Il en est encore beaucoup qui n’ont aucun scrupule à se faire du tort les uns aux autres, mais j’ai l’impression qu’en définitive il existe plus de bonté et plus de charité. Les Hindous et les Musulmans craignent Dieu; nous nous sommes soustraits à l’hypnotisme des tribunaux et des écoles du gouvernement, et ne nous laissons plus influencer par d’autres hantises de ce genre. Je me suis rendu compte également que ceux que nous considérions comme des ignorants illettrés sont ceux-là même qui ont vraiment de l’éducation. Ils sont plus cultivés que nous, leur existence est plus pure. En étudiant quelque peu la mentalité actuelle du peuple on verra que selon la conception populaire le Swaraj est synonyme de Ram-Raj—l’établissement du Royaume du Bien sur terre.

Si cela peut vous procurer quelque consolation, mes frères intouchables je vous dirai que la question qui vous concerne ne cause plus la même agitation qu’autrefois. Sans doute je ne m’attends pas à ce que vous n’ayez plus aucune méfiance à l’égard des Hindous. Comment ces derniers mériteraient-ils de ne plus exciter votre défiance, eux qui vous ont si mal traités? Swami Vivekananda déclarait que les intouchables n’étaient pas déprimés, qu’ils étaient «supprimés» par les Hindous, que ceux-ci s’étaient supprimés eux-mêmes en les supprimant.

J’étais à Nellore le 6 avril. J’y ai rencontré des intouchables et j’ai fait, ce jour-là, la même prière qu’aujourd’hui. Je désire obtenir Moksha. Je ne désire pas renaître; mais si je dois renaître je voudrais renaître parmi les intouchables afin de partager leurs peines, leurs souffrances, leurs affronts et pouvoir essayer de les tirer de leur misérable condition. Aussi, dans ma prière ai-je demandé, si je dois naître une seconde fois, de ne pas renaître Brahmane, Kshatriya, Vaishya ou Shudra mais Atishudra.

En ce jour beaucoup plus solennel que le 6, car il est sanctifié par le souvenir du massacre de milliers d’innocents, j’ai demandé également dans ma prière, si je devais mourir sans qu’aucun de mes désirs se soit réalisé, sans que j’aie achevé ma tâche au sujet des intouchables, sans avoir rempli comme il faut mon devoir et purifié l’Hindouisme, que je puisse renaître parmi les intouchables afin d’accomplir jusqu’au bout mon devoir et purifier l’Hindouisme.

J’ai la passion de nettoyer. Dans mon Ashram un Brahmane de 18 ans fait le travail de boueur pour montrer la propreté à celui dont c’est l’office. Ce jeune homme n’est pas un réformateur. Il est né et a été élevé dans l’orthodoxie. Il lit régulièrement la Gita et fidèlement accomplit le Sandhyavandana. Sa prononciation des versets sanscrits est certainement plus impeccable que la mienne et lorsqu’il préside à la prière sa douce voix mélodieuse vous émeut et vous remplit d’amour. Mais il a jugé ses talents incomplets tant qu’il ne serait pas un balayeur accompli et il a pensé que s’il voulait que le balayeur de l’Ashram fît bien son travail, il devait lui-même lui donner l’exemple.

Vous devriez comprendre que vous nettoyez la société hindoue et que par conséquent il vous faut purifier votre propre existence. Il vous faut acquérir des habitudes de propreté afin que nul ne puisse vous montrer du doigt. Si vos moyens ne vous permettent pas d’acheter du savon pour vous nettoyer servez-vous de cendre d’alcali ou de terre. Quelques-uns d’entre vous êtes portés à boire et à jouer; il faut vous en corriger. Vous allez montrer du doigt les Brahmanes et dire qu’eux aussi s’adonnent à ces vices. Mais eux n’ont pas la réputation d’être impurs alors que vous, vous l’avez. Vous ne devez pas demander aux Hindous de vous faire une faveur en vous affranchissant. Il faut que les Hindous agissent ainsi seulement s’ils le désirent et dans leur propre intérêt. Votre pureté et votre propreté devront donc leur faire honte. Je crois que nous nous serons purifiés d’ici cinq mois. Si je suis déçu dans mon attente je penserai m’être trompé dans mes calculs, mais non dans la justesse fondamentale de ma proposition.

Vous vous dites des Hindous, vous lisez le Bhagavat; et par conséquent, si les Hindous vous oppriment, vous devez savoir que la faute ne provient pas de la religion hindoue, mais de ceux qui la professent. Afin de vous affranchir débarrassez-vous d’habitudes malsaines comme celle de la boisson.

Si vous désirez améliorer votre situation, si vous voulez obtenir le Swaraj, il faut savoir compter sur vous-mêmes. On m’a dit à Bombay que certains d’entre vous vous opposiez à la Non-Coopération et croyiez que le salut n’était possible pour vous que par l’action du Gouvernement Britannique. Permettez-moi de vous dire que ce ne sera jamais en rejetant la religion hindoue et en recherchant les faveurs d’un tiers que vous arriverez à une réforme. Votre affranchissement dépend de vous seuls.

Je me suis trouvé en rapport avec les intouchables dans le pays entier et j’ai remarqué en eux des possibilités latentes dont ni eux ni les autres Hindous ne se rendent compte. Leur intelligence est d’une pureté virginale. Je vous demande d’apprendre à filer et à tisser; si vous adoptez ceci comme profession vous chasserez la pauvreté de vos chaumières.

A présent, vous ne devriez plus accepter les reliefs que l’on vous offre, si propre que l’on vous dise que soit cette nourriture, n’acceptez que du grain, du grain qui ne soit pas moisi et seulement si on vous l’offre avec courtoisie. Si vous vous sentez capables de faire tout ce que je vous demande, vous obtiendrez votre affranchissement non pas dans quatre ou cinq mois d’ici mais dans quelques jours.

Les Hindous ne sont pas naturellement portés au mal, mais ils sont plongés dans l’ignorance. L’intouchabilité doit disparaître cette année. Deux des plus ardents désirs qui m’aident à vivre sont l’affranchissement des intouchables et la protection de la vache. Lorsqu’ils auront été exaucés ce sera le Swaraj; et voilà en quoi consiste mon propre Moksha (émancipation). Que Dieu vous accorde la force de travailler à votre salut!

14 avril 1921.

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