La jeune Inde
MON INCONSÉQUENCE
Un correspondant me pose quelques questions pleines d’à-propos sur un ton mordant:
«Lorsque les Zoulous, m’écrit-il, se sont soulevés contre les usurpateurs britanniques afin d’obtenir leur liberté, vous avez aidé les Anglais à apaiser la soi-disant révolte. Est-ce se révolter que de chercher à se libérer du joug de l’étranger? Jeanne d’Arc était-elle une rebelle? De Valera en est-il un? Vous répondrez sans doute que les Zoulous avaient recours à la violence. Je vous demanderai alors: Qu’est-ce qui était mauvais, la fin ou des moyens? Si les moyens étaient mauvais, la fin ne l’était certes pas. Auriez-vous la bonté de m’expliquer cette énigme. Pendant la récente guerre vous avez enrôlé des recrues pour que les Anglais se battent contre des nations qui n’avaient fait à l’Inde aucun mal. Dans une guerre entre deux races, avant de prendre parti pour l’une ou pour l’autre, il faudrait savoir les raisons de chacune. Nous n’avons eu qu’une seule version et celle d’une nation qui n’a certes pas la réputation d’être sincère ni franche. Vous vous êtes toujours montré l’avocat de la Résistance passive et de la Non-Violence. Pourquoi donc avez-vous alors engagé les gens à prendre part à une guerre dont ils ignoraient les mérites et pour l’accroissement d’une race qui se vautre dans le bourbier de l’Impérialisme? Vous direz peut-être que vous aviez confiance dans la bureaucratie britannique. Comment quelqu’un peut-il avoir la moindre confiance en un peuple étranger dont chaque action dément les promesses qu’il a faites? Avec vos connaissances étendues ce ne peut être votre cas. Voulez-vous me donner la réponse à cette seconde énigme?
«Il est un autre point dont je voudrais parler. Vous êtes un avocat de la Non-Violence. Dans les circonstances actuelles, nous devions être absolument non-violents. Mais lorsque l’Inde sera libre, faudra-t-il complètement renoncer à employer les armes, même si une nation étrangère venait nous envahir? Continuerez-vous à boycotter les chemins de fer, les télégraphes, les navires même lorsque ceux-ci auront cessé de servir à l’exportation des produits de notre sol?»
Je lis et j’entends beaucoup d’accusations sur mon inconséquence mais je n’y réponds pas, car elles n’affectent que moi. Les questions soulevées par mon correspondant actuel sont d’importance générale et méritent qu’on s’y arrête. Elle sont loin d’être nouvelles mais je ne me souviens pas d’y avoir répondu dans la Jeune Inde.
Non seulement j’ai offert mes services pendant la guerre des Zoulous, mais auparavant pendant la guerre des Boers, et pendant la récente guerre, non seulement j’ai fait une campagne de recrutement mais en 1914 j’ai formé un corps d’ambulanciers. Par conséquent, si j’ai péché, la coupe de mes péchés est pleine jusqu’au bord. Je n’ai jamais négligé l’occasion à n’importe quelle époque de servir le gouvernement. Pendant ces heures de crises deux questions se posaient à moi: Quel était mon devoir de citoyen de l’Empire ainsi que je croyais l’être alors et quel était mon devoir de croyant profondément sincère en Ahimsa (Non-Violence)?
Je sais à présent que je me trompais en me considérant comme un citoyen de l’Empire, mais, dans chacune des quatre circonstances, je croyais que malgré les nombreuses incapacités dont souffrait mon pays, celui-ci marchait vers la liberté, que, tout bien considéré, le gouvernement, d’après l’opinion courante, n’était pas absolument mauvais et que si les administrateurs anglais se montraient insulaires et stupides ils n’en étaient pas moins sincères.
Telle étant ma manière de voir, je fis ce que tout Anglais eût fait à ma place dans les mêmes circonstances. Je n’avais ni l’intelligence ni l’importance nécessaires pour agir seul. Je n’avais pas à juger ou à étudier de près les décisions ministérielles avec la solennité d’un tribunal. Je n’imputai aucune mauvaise intention aux ministres à l’époque de la guerre des Boers, de la révolte des Zoulous ou de la guerre récente. Je ne considérais pas que les Anglais fussent meilleurs ou pires que le reste des humains pas plus que je ne les considère meilleurs ou pires actuellement. Je les considérais et je les considère encore, capables comme n’importe quel groupe d’hommes de mobiles et d’actes élevés et capables également de se tromper. Je jugeais donc qu’en offrant mes humbles services à l’Empire à l’heure où celui-ci en avait besoin, que ce fût d’une façon générale ou locale, je remplissais mon devoir d’homme et de citoyen. Et je compte que tout citoyen devra agir ainsi envers son pays sous le Swaraj. Je serais infiniment malheureux si chacun de nous érigeait sa loi individuelle en toute circonstance imaginable et allait peser sur des balances de précision et étudier au microscope chaque action de notre Assemblée Nationale. J’abandonnerai mon opinion sur la plupart des questions entre les mains des représentants de la Nation en choisissant ceux-ci avec le plus grand soin. Un gouvernement démocratique s’il en était autrement ne durerait pas une journée.
La situation est tout autre pour moi, à présent. J’imagine que mes yeux se sont ouverts. L’expérience m’a rendu plus sage. Je considère que le système de gouvernement que nous avons actuellement est absolument mauvais et que pour l’abolir ou le transformer la nation doit faire tous les efforts possibles; il n’a pas en lui ce qu’il faut pour se perfectionner lui-même. Je suis toujours persuadé que beaucoup d’administrateurs anglais sont sincères, mais cela ne m’avance guère car je considère qu’ils s’abusent autant que je le faisais moi-même et sont aussi aveugles que je l’étais. De sorte que je n’éprouve aucune fierté à appartenir à l’Empire ou à m’en déclarer citoyen. Je me rends parfaitement compte au contraire que je ne suis qu’un paria «intouchable» de l’Empire. Je dois donc prier sans cesse pour obtenir sa destruction ou sa reconstruction, de même qu’un paria aurait le droit de demander la destruction ou la reconstruction de l’Hindouisme ou de la société hindoue.
Le point suivant de Ahimsa est le plus difficile à expliquer. Ma façon de concevoir Ahimsa me pousse toujours à me détacher de presque toutes les sphères d’action dont je m’occupe. Mon âme refuse d’être satisfaite tant qu’elle reste le témoin impuissant d’un seul tort ou d’une seule misère. Mais il m’est impossible à moi, pauvre être fragile et faible, de réparer toutes les injustices et de me considérer exempt de blâme dans le mal que je vois. L’esprit chez moi m’entraîne d’un côté, le corps de l’autre. On peut se libérer de l’influence de ces deux forces mais on n’y arrive que par étapes lentes et pénibles. Ce n’est point par le refus machinal d’agir que j’obtiendrai la liberté mais par une action indépendante et intelligente. Cette lutte entre le corps et l’âme pour que l’âme devienne absolument libre entraîne une crucifixion incessante de la chair.
J’étais un citoyen comme les autres, mon intelligence n’était nullement supérieure; je croyais, moi, en Ahimsa et eux n’y croyaient pas. Poussés par la colère et par la rancune, ils refusaient de faire leur devoir et d’aider le gouvernement; ils refusaient parce qu’ils étaient faibles et ignorants. Travaillant avec eux j’avais le devoir de les guider. Je leur montrai donc quel était leur devoir précis, je leur expliquai la doctrine d’Ahimsa et les laissai choisir. C’est ce qu’ils ont fait. Je ne me repens pas de mon action, car sous le Swaraj également je n’hésiterais pas à conseiller à ceux qui auraient le désir de prendre les armes de se battre pour leur pays.
23 février 1921