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La jeune Inde

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HONOREZ LE PRINCE

Que le lecteur ne s’étonne pas du titre de cet article. Supposons que le Prince soit un frère par le sang et qu’il occupe un rang élevé, supposons que des voisins veuillent se servir de lui pour leurs fins honteuses, supposons encore qu’il soit prisonnier de notre voisin, que ma voix ne puisse parvenir jusqu’à lui et que ces mêmes voisins l’amènent dans mon village. Est-ce que le meilleur moyen de l’honorer ne serait pas de ne prendre aucune part aux cérémonies organisées en son honneur dans l’intention de l’exploiter, et de lui faire savoir qu’on l’exploite par tous les moyens à ma disposition? Ne serais-je pas un traître si je n’essayais pas de le mettre en garde contre le piège que lui tendent mes voisins?

Je ne doute pas un moment que la visite du Prince soit exploitée pour faire de la réclame au «bienveillant» Gouvernement Anglais qui administre l’Inde. Si son Altesse Royale y est invitée pour son plaisir personnel et son amusement, à un moment où l’Inde bouillonne de mécontentement, où les masses sont saturées d’hostilité envers le système de gouvernement qui les administre, où la famine est intense dans le Khulna et les Ceded Districts et un conflit armé est déchaîné au Malabar, c’est un crime envers nous, c’est un crime envers l’Inde de dépenser des millions de roupies pour une simple réception lorsque des millions d’hommes meurent de faim. Huit millions de roupies ont été votés par le Conseil de Bombay rien que pour le défilé.

Des mesures de répression ont été prises en vue de cette visite sur tout le territoire. A Sindh, plus de cinquante Non-Coopérateurs ont été jetés en prison. Quelques-uns des plus braves Musulmans sont cités devant les tribunaux pour répondre de leurs opinions. Dix-neuf travailleurs pour la cause viennent d’être incarcérés au Bengale parmi lesquels Mr Sen Gupta, le plus célèbre avocat de l’endroit. Un Pir (saint) musulman et trois autres travailleurs dévoués sont également en prison pour le même crime. Plusieurs chefs des Provinces sont emprisonnés et le meilleur d’entre eux comparaît pour avoir exprimé ce que je n’ai cessé de répéter dans les colonnes de ce journal et ce que les membres du Congrès ont dit continuellement depuis un an. Plusieurs chefs des Provinces du centre ont été privés de liberté pour le même motif. Un docteur extrêmement populaire, le docteur Paranjapye, homme universellement respecté pour son désintéressement, subit un emprisonnement sévère, comme un vulgaire criminel. Et je suis loin d’être au bout de la liste de Non-Coopérateurs qui sont en prison. Si la visite du Prince est une épreuve pour nous inciter à commettre un vrai crime ou une réponse au mécontentement grandissant, elle est, pour ne pas dire davantage, inopportune. Il n’y a pas le moindre doute que le peuple ne désire pas une visite de son Altesse Royale aux Indes, en ce moment. Il l’a fait savoir en termes non équivoques. Il a déclaré que Bombay devait observer le hartal, le jour de son arrivée. Faire venir le Prince, malgré l’opposition du peuple, est certainement une tyrannie.

Dans les circonstances actuelles, quelle doit être notre attitude? Nous devons boycotter toutes les réceptions en l’honneur du Prince, nous abstenir religieusement d’assister à aucune œuvre de charité, fêtes et feux d’artifices organisés à cette intention, refuser d’illuminer et ne pas envoyer nos enfants voir les illuminations.

Pour cela, nous devons publier des feuilles de propagande par milliers et les distribuer parmi le peuple, afin de lui montrer son devoir, et la véritable façon de rendre honneur au Prince est de faire en sorte qu’il trouve la ville déserte à son arrivée à Bombay.

Seulement distinguons entre le Prince et sa personne. Nous n’avons aucun sentiment d’animosité contre le Prince en tant qu’homme. Il ne sait probablement rien des sentiments de l’Inde il ignore probablement les mesures de répression. Il est probable qu’il ignore même les blessures dont le Pendjab saigne encore, qu’il ne sait point que la violation de la promesse envers l’Inde au sujet du Califat reste encore envenimée dans le cœur de tout Indien et que, de l’aveu même du Gouvernement, les membres des Conseils réformés bien qu’élus nominalement ne représentent en aucune façon les quelques cent milliers inscrits sur les listes électorales. Non seulement il serait cruel et inhumain de chercher à faire du mal au Prince, mais ce serait une trahison de notre part envers lui et envers nous-mêmes car nous avons juré de demeurer non violents. Frapper ou insulter le Prince serait de notre part faire à l’Inde et à l’Islam un tort plus grand que les Anglais n’en ont commis envers eux. Ils péchent parce qu’ils ne savent pas. Nous ne pouvons prétendre à la même ignorance. Nous avons, en connaissance de cause, promis devant Dieu et devant les hommes de ne faire mal à aucun individu appartenant de quelque façon au système de gouvernement que nous cherchons à détruire. Il est par conséquent de notre devoir de prendre toutes les précautions nécessaires pour protéger la personne du Prince, comme s’il s’agissait de nous-mêmes. Nous savons qu’en dépit de tous nos efforts, certains voudront prendre part aux diverses cérémonies, par crainte, par espoir, ou par choix. Ils ont autant que nous le droit de faire ce qui leur plaît. Voilà en quoi consiste la liberté que nous voulons obtenir et dont nous voulons jouir. Tant que nous devrons subir le joug profondément irritant d’une insolente bureaucratie, exerçons un grand empire sur nous-mêmes. S’il nous est possible de démontrer la fermeté de notre résolution en ne prenant aucune part au défilé et en montrant de la tolérance vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas notre manière de voir, nous ferons progresser très sensiblement notre cause.

27 octobre 1921

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