La jeune Inde
SALAIRES ET VALEURS[88]
Discours prononcé à Ahmedabad devant les ouvriers des filatures à l’occasion du second anniversaire du conflit de 1912 entre le propriétaire des filatures et ses ouvriers.
«Mon intention n’est pas d’examiner en quoi consiste le devoir du capitaliste. Si même l’ouvrier était seul à comprendre ses droits et ses responsabilités et qu’il n’employât que les moyens les plus purs, tous deux y gagneraient. Mais deux choses sont indispensables: les revendications de l’ouvrier et les moyens adoptés pour les obtenir doivent être justes et clairs. Il est illicite de la part de l’ouvrier de chercher uniquement à profiter de la situation du capitaliste. Mais il est parfaitement licite qu’il réclame un gain suffisant pour subvenir à ses besoins et pouvoir élever ses enfants convenablement. Chercher à obtenir ce qui est juste sans recourir à la violence et par l’intermédiaire d’un arbitrage faire appel au bon-sens du capitaliste est un moyen tout à fait licite.
Pour y arriver il faut que vous possédiez des unions ouvrières. On a déjà commencé, et j’espère que dans chacun de vos services les ouvriers des filatures vont se grouper et que chacun observera scrupuleusement les règles établies par l’Union à laquelle il appartient. Vous vous adresserez aux propriétaires des filatures par l’intermédiaire de ces unions et si vous n’êtes pas satisfaits de leur décision vous aurez recours à l’arbitrage. Il est très satisfaisant de voir que de part et d’autre le principe de l’arbitrage a été accepté. J’espère qu’on va lui donner de plus en plus d’importance et que les grèves deviendront impossibles. Je sais que l’ouvrier possède le droit inhérent de faire grève afin d’obtenir justice, mais dès que les capitalistes acceptent le principe de l’arbitrage, les grèves devront être considérées comme un crime. Il y a progrès dans les méthodes employées et tout permet d’espérer que ce progrès continuera. Mais une diminution des heures de travail est également nécessaire. Il paraît que les ouvriers des filatures travaillent douze heures par jour ou davantage.
Les filateurs me disent que les ouvriers sont paresseux, qu’ils ne consacrent pas tout leur temps à leur travail et qu’ils se laissent distraire. Personnellement je ne suis pas surpris que l’attention de gens qui sont au travail douze heures par jour laisse à désirer. Seulement je m’attendrai certainement, lorsque les heures de travail seront réduites à dix, à ce que les ouvriers travaillent mieux et qu’ils fournissent dans cet intervalle à peu près la même somme de travail qu’en douze. En Angleterre, la diminution des heures de travail a donné des résultats très satisfaisants. Lorsque les ouvriers auront appris à prendre à cœur l’intérêt de leurs patrons, ils s’élèveront et l’industrie de notre pays également. Je demande donc instamment aux propriétaires des filatures de réduire de deux heures le nombre d’heures de travail et j’insiste auprès des ouvriers pour que la production dans les dix heures soit la même que dans les douze.
Il faut que nous voyons à présent quelle sera la meilleure façon d’employer l’augmentation de salaire et les heures de liberté. Le remède serait pire que le mal si l’augmentation ne devait servir qu’à aller boire et si les heures de liberté devaient se passer dans quelque tripot. Il faut évidemment que l’argent soit employé pour l’éducation des enfants et les heures de liberté pour nous instruire nous-mêmes. Les directeurs peuvent faire beaucoup pour eux. Ils peuvent organiser des restaurants à bon marché où les ouvriers trouveront du lait frais et bon et d’autres rafraîchissements sains. Ils peuvent installer des salles de lecture et procurer à leurs ouvriers des distractions morales. Si on entoure les ouvriers d’une atmosphère pure le besoin de boire et de jouer disparaîtra. Les Unions devraient également s’occuper de ces questions. Elles feront œuvre plus utile en fournissant à l’ouvrier les moyens de se perfectionner intérieurement qu’en luttant contre le capitaliste.
Lorsque de jeunes enfants sont obligés de quitter l’école pour travailler, c’est un signe d’avilissement national. Aucune nation digne de ce nom ne devrait se permettre d’abuser ainsi de ses enfants. Les enfants devraient fréquenter l’école jusqu’à l’âge de seize ans. Il faut également que peu à peu on arrache les femmes au travail des filatures. Si l’homme et la femme sont dans la vie des associés ils ne peuvent devenir de bons chefs de famille qu’en se divisant le travail. Une mère intelligente trouve dans les soins à donner à son ménage et à ses enfants l’emploi de tout son temps. Mais, lorsque le mari et la femme travaillent tous deux au dehors pour subvenir aux besoins de la famille, la nation s’avilit. Elle ressemble à un failli qui vivrait sur son capital.
S’il est nécessaire de développer l’esprit des ouvriers en les instruisant et en instruisant leurs enfants, il est nécessaire également de développer leur sens moral, et par là le sentiment religieux. Le monde n’en veut pas à ceux qui ont en Dieu une foi sincère et qui comprennent la vraie nature de la religion; et en tout cas leur douceur calmerait la colère de leur adversaire. Avoir de la religion ne signifie pas ici simplement faire sa namaz (prière) ou aller au temple, mais se connaître soi-même et connaître Dieu et, de même que le tisserand ne saurait tisser sans avoir appris, l’homme ne peut se connaître lui-même s’il ne se soumet à certaines règles. Il en est trois principales qui doivent être observées universellement. D’abord la pratique de la vérité. Qui ne sait pas dire la vérité ressemble à une pièce fausse sans valeur.
La seconde est de ne pas faire de mal à autrui. Quiconque fait souffrir les autres, en est jaloux, n’est pas fait pour vivre dans le monde, car le monde se ligue contre lui, et il est contraint de vivre dans une crainte perpétuelle. Nous sommes tous unis par le lien de l’amour, il se trouve en toutes choses une force centripète sans laquelle rien n’existerait. Les hommes de science nous disent que sans la force de cohésion retenant les atomes qui composent le globe, celui-ci se réduirait en miettes et nous cesserions de vivre; et de même que cette force de cohésion existe dans la nature inerte elle existe également dans les choses vivantes et le monde; cette force de cohésion qui réunit les êtres c’est l’amour. Nous la remarquons entre père et fils, entre frères et sœurs, entre amis; seulement il faut que nous arrivions à l’utiliser pour unir tout ce qui vit car c’est en l’employant que nous connaîtrons Dieu. Où est l’amour est la vie; la haine conduit à la destruction.
La troisième règle consiste à dominer ses passions. On lui donne en sanscrit le nom de Brahmacharya.[89] Je ne l’emploie pas ici dans le sens restreint qu’il a d’ordinaire. Il n’est pas un Brahmachari même s’il est célibataire ou mène une vie chaste tout en étant marié, celui qui s’abandonne à des jouissances diverses. Celui-là seul qui sait réprimer toutes ses passions peut se connaître lui-même. Celui-là seul qui a de l’empire sur lui-même dans le sens le plus large est également un Brahmachari, un homme de foi, un véritable Hindou ou un véritable Mahométan.
On viole le Brahmacharya en écoutant un langage équivoque ou des chansons obscènes. Dire de grossières injures au lieu de répéter le nom de Dieu c’est être licencieux en paroles; et il en est de même pour tous nos autres sens. Celui-là seul peut être considéré comme un homme véritable qui a dominé toutes ses passions et possède un empire sur soi absolu. Nous sommes comme le cavalier qui ne sait pas maîtriser son cheval et qui est rapidement désarçonné; mais celui qui tient les guides d’une main ferme sait se faire obéir et a quelque chance d’arriver à sa destination. De même, l’homme qui sait dominer ses passions se dirige vers le but désiré. Lui seul est digne du Swarajya. Lui seul cherche la vérité; lui seul devient capable de connaître Dieu. Mon désir le plus sincère, c’est que vous ne considériez pas ces remarques comme des maximes de cahier d’écriture. Je vous demande de croire que nous ne ferons jamais de progrès tant que nous n’attacherons pas à la pratique de ces vérités leur véritable valeur. Je vous ai communiqué un peu de l’expérience que j’ai acquise. Ce que je fais pour vous je le fais uniquement par amour pour vous, je partage vos peines parce que je crois ainsi me justifier devant mon Créateur.
Quand bien même vos gages seraient quadruplés et vos heures de travail quatre fois moins longues, à quoi cela vous servirait-il, si vous ne savez la valeur de la parole vraie, si Rakshasa qui existe en nous, vous incite à faire souffrir les autres et à lâcher la bride à vos passions! Il nous faut des salaires plus élevés et moins d’heures de travail parce que nous voulons la propreté de nos demeures, de nos corps, de nos esprits et de nos âmes. Et nous luttons pour obtenir cette augmentation de salaires et cette diminution d’heures de travail parce que nous considérons ces deux conditions indispensables pour cette quadruple propreté. Si tel n’était notre but en les demandant nous agirions mal en essayant de les obtenir. Que Dieu vous accorde le pouvoir nécessaire pour y arriver!
6 octobre 1921.