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La jeune Inde

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L’HINDOUISME

Pendant mon voyage à Madras, alors que je m’occupais du problème de l’Intouchabilité, j’ai revendiqué plus énergiquement que jamais le titre d’Hindou Sanatani, et cependant il y a certaines choses qui se font au nom de l’Hindouïsme dont je ne tiens pas compte...

Il est donc nécessaire qu’une fois pour toutes j’explique ce que j’entends par l’Hindouïsme Sanatana dans le sens qu’on lui donne habituellement.

Je me considère un Hindou Sanatani, parce que:

1o Je crois aux Vedas, aux Upanishads, aux Puranas et à toute l’Ecriture Sainte Hindoue et par conséquent aux Avataras et à la réincarnation.

2o Je crois au Varnashrama dharma, dans un sens que je considère strictement Védique, mais non dans le sens populaire et grossier qu’il a aujourd’hui.

3o Je crois à la protection de la vache dans un sens beaucoup plus large que le sens populaire.

4o J’admets l’adoration des idoles.

Le lecteur remarquera que j’ai évité avec intention d’employer le mot d’origine divine, en parlant des Vedas et autres livres saints. Je ne crois pas à la divinité exclusive des Vedas. Ma foi dans les livres saints hindous n’exige pas que j’en accepte chaque mot et chaque verset comme inspiré par une divinité. Je n’ai pas la prétention de connaître ces livres merveilleux dans l’original, mais je prétends en avoir compris le sens et saisi l’esprit. Je ne veux pas être forcé d’adopter une interprétation quelconque, si elle répugne à ma raison ou à mon sens moral. Je n’admets certainement pas la prétention des Shankaracharyas et des Shastris actuels (s’ils l’ont vraiment) de donner des livres saints hindous une interprétation correcte. Je crois au contraire que notre connaissance actuelle de ces livres saints est extrêmement confuse. Je crois implicitement à l’aphorisme hindou que nul ne connaît véritablement les Shastras s’il n’a atteint la perfection de l’innocence (Ahimsa), de la vérité (Satya), et de la maîtrise de soi (Brahmacharya) et s’il n’a renoncé à acquérir, ou à posséder des richesses. Je crois aux gurus (sages) mais à notre époque des millions doivent se passer de Gurus parce qu’il est rare de trouver ensemble la pureté parfaite et le savoir parfait. Mais il ne faut jamais désespérer de connaître la vérité de sa religion, car les principes fondamentaux de l’Hindouïsme comme ceux de toute religion élevée ne varient point et sont faciles à comprendre. Tout Hindou croit que Dieu existe et qu’Il est Un, croit à la Réincarnation et au Salut. Mais ce qui distingue l’Hindouïsme de toute autre religion, c’est sa protection de la vache beaucoup plus que son Varnashrama.

Selon moi, le Varnashrama est inhérent à la nature humaine, et l’Hindouïsme en a fait tout simplement une science. Il est héréditaire; un homme ne peut changer de varna s’il en a le désir. Ne pas rester fidèle à son varna, c’est mépriser les lois de l’hérédité. Toutefois la division en castes innombrables vient de ce que l’on a pris des libertés injustifiables avec la doctrine.

Je ne crois pas que les repas en commun ou les mariages entre castes privent nécessairement un homme du rang qu’il possède par sa naissance. Les quatre divisions définissent les vocations d’un homme et n’ont pas pour but de régler ou de restreindre ses rapports avec la société. Je considère qu’il est contraire au génie de l’Hindouïsme d’attribuer à autrui un rang inférieur ou de s’en arroger un supérieur. Tous les hommes sont nés pour servir la création de Dieu, le Brahmane par son savoir, le Kchattriya par sa force protectrice, le Vaichya par son habileté commerciale, et le Shudra par son travail corporel. Cela ne veut pas dire cependant qu’un Brahmane soit dispensé de tout travail corporel, ni du devoir de veiller sur les autres et sur lui-même, mais que par sa naissance il est d’abord un homme instruit, celui qui par hérédité et par éducation est le plus capable d’instruire les autres. Et de même, il n’y a rien qui empêche le Shudra d’acquérir toutes les connaissances qu’il désire, il servira mieux avec son corps et n’a pas à envier aux autres les qualités particulières de leurs fonctions. Mais un brahmane qui prétend à la supériorité à cause de son droit au savoir est déchu et n’en possède plus. Et il en est de même de tous les autres s’ils se vantent de leurs qualités particulières. Le Varnashrama, c’est l’empire sur soi-même, l’économie et la conservation de l’énergie.

Quoique le Varnashrama ne soit donc aucunement affecté par des mariages entre castes ou des repas en commun, il n’en est pas moins vrai que l’Hindouisme les déconseille sérieusement l’un et l’autre. L’Hindouisme a atteint le plus haut degré d’empire de soi. Cette religion est certainement basée sur le renoncement de la chair afin de libérer l’esprit. Ce n’est point le devoir d’un Hindou de prendre ses repas avec son fils. En restreignant son choix d’une épouse à un groupe particulier il fait preuve d’un rare renoncement. La religion Hindoue ne considère aucunement le mariage comme nécessaire au salut; au contraire, le mariage est une chute comme la naissance en est une. Le salut consiste à se libérer de la naissance et par suite de la mort. Pour arriver à une évolution rapide de l’âme, la défense de se marier entre castes et de dîner ensemble est donc essentielle, mais cette contrainte ne met aucunement à l’épreuve le Varna. Un Brahmane reste un Brahmane même en dînant avec un frère Shudra, s’il n’a pas cessé de servir par son savoir. D’après ce qui précède, il s’ensuit que les instructions données pour le mariage et pour les repas ne sont pas basées sur un sentiment de supériorité ou d’infériorité. Un Hindou qui refuse de dîner avec un autre Hindou parce qu’il se croit supérieur se méprend sur le sens de son Dharma.

Il semble malheureusement aujourd’hui que l’Hindouïsme consiste uniquement à manger ou à ne pas manger avec tel ou tel. Un jour il m’est arrivé de remplir d’horreur un pieux Hindou en acceptant du pain grillé chez un Musulman. Je vis qu’il souffrait de me voir verser du lait dans une tasse qu’un musulman tenait à la main, et son angoisse ne connut plus de bornes lorsqu’il me vit accepter le pain grillé des mains de celui-ci. La religion Hindoue court le risque de perdre ce qu’elle a d’essentiel si elle finit par n’être qu’une question de règles compliquées sur ce qu’on doit manger et avec qui. S’abstenir des liqueurs enivrantes, de stupéfiants, et de toute espèce d’aliments, principalement de viande, est d’un grand secours pour l’évolution de l’âme, mais ce n’est nullement une fin en soi-même. Bien des hommes qui mangent de la viande et avec n’importe qui et qui vivent dans la crainte de Dieu sont plus rapprochés de leur libération que ceux qui s’abstiennent religieusement de viande et de beaucoup d’autres choses et ne cessent de blasphémer le nom de Dieu dans chacune de leurs actions.

Le point le plus important de l’Hindouisme est la protection de la vache. La protection de la vache me paraît le plus admirable phénomène de l’évolution humaine. Elle porte l’être humain au delà de son espèce. Pour moi la vache représente tout le monde sub-humain; l’homme doit voir en elle sa ressemblance avec tout ce qui existe. La raison pour laquelle la vache fut choisie pour cet honneur me semble évidente. La vache était la meilleure compagne dans l’Inde, elle était la dispensatrice de l’abondance. Non seulement elle donnait son lait mais rendait possible les travaux agricoles. La vache est un poème de compassion. Cette bête pacifique respire la compassion. Elle est la nourrice de millions d’êtres humains dans l’Inde. La protection de la vache signifie la protection de toutes les créatures muettes créées par Dieu. L’antique prophète, quel qu’il fut, donna le premier rang à la vache. Les espèces inférieures nous adressent un appel d’autant plus puissant qu’il est muet. La protection de la vache est un don fait par la religion hindoue à l’humanité, et l’Hindouisme durera aussi longtemps qu’il restera des Hindous pour protéger la vache.

La façon de la protéger est de mourir pour elle. C’est renier l’Hindouisme et Ahimsa que tuer un être humain pour sauver une vache. Les Hindous doivent protéger la vache par leur tapasya (pénitence), par leur purification et par le sacrifice. La protection de la vache a dégénéré, elle est devenue de nos jours une cause de querelles continuelles avec les Musulmans, alors que le sens véritable en serait de gagner les Musulmans par notre amour. Un ami musulman m’a envoyé il y a quelque temps un livre décrivant tous les traitements inhumains que nous faisons subir à la vache et à sa progéniture: comment, pour avoir jusqu’à la dernière goutte de son lait nous la trayons jusqu’au sang, comment nous la laissons mourir de faim jusqu’à la rendre étique, comment nous maltraitons ses veaux et les privons du lait dont ils ont besoin et auquel ils ont droit, avec quelle cruauté nous traitons les bœufs, comment nous les châtrons, les assommons de coups de bâton et leur faisons traîner des charges trop lourdes. S’ils pouvaient parler ils témoigneraient contre nous et dévoileraient les crimes abominables que nous avons commis envers eux et qui stupéfieraient le monde. Chaque fois que nous sommes cruels envers eux nous renions Dieu et l’Hindouisme.....

Ce n’est pas par la marque qu’ils se font au front (tilak), ni par leur psalmodie exacte des Mantras, ni par leur observance des règles de castes que les Hindous seront jugés mais par leur protection de la vache. Alors que nous prétendons appartenir à la religion qui la protège, nous l’avons réduite à l’esclavage et sommes devenus nous-mêmes des esclaves.

On comprendra maintenant pourquoi je me considère un Hindou Sanatani: personne n’a plus que moi le respect de la vache. J’ai fait de la cause du Califat une cause personnelle parce que je considère qu’en la sauvant nous assurons la protection de la vache. Je ne demande pas à mes amis Musulmans de la protéger en remercîment de mes services. Mais journellement ma prière monte vers Dieu.... afin qu’il change le cœur des Musulmans et les remplisse de compassion pour les Hindous leur prochain, et qu’ils sauvent l’animal aussi précieux pour l’Hindou que sa vie même...

Il m’est aussi impossible de décrire mes sentiments pour la religion hindoue que mes sentiments pour ma femme. Elle m’émeut plus que toute autre femme. Non qu’elle soit sans défaut; il est même probable qu’elle en a beaucoup plus que je ne lui en vois. Mais je sens qu’il existe entre nous un lien indissoluble. Mes sentiments pour l’Hindouisme malgré ses défauts et ce qui lui manque sont de même. Rien ne me transporte autant que la musique de la Gita ou du Ramayana de Tulcidas, les deux seuls livres de la religion hindoue que je connaisse vraiment. Lorsque je me croyais près de rendre le dernier soupir, la Gita fut ma consolation. Je n’ignore pas les vices qui existent aujourd’hui dans tous les grands sanctuaires Hindous mais je les aime malgré leurs défauts indicibles. J’y trouve un intérêt que je ne trouve pas ailleurs. Je suis jusqu’à la moelle un réformateur, mais mon zèle ne va pas jusqu’à me faire rejeter une seule des choses essentielles à la religion hindoue. J’ai dit que j’admettais le culte des idoles. Une idole n’excite en moi aucun sentiment de vénération; mais je crois que le culte des idoles est naturel à l’homme. Nous aspirons au symbolisme. Pourquoi serait-on plus recueilli à l’église qu’ailleurs? Les images aident au culte. Aucun Hindou ne considère qu’une image soit Dieu. Je ne considère pas que le culte des idoles soit péché.

Il est clair d’après ce qui précède que l’Hindouisme n’est pas une religion exclusive: il y a place dans son sein pour le culte de tous les prophètes du monde. Ce n’est pas une religion qui se propage par des missions, quoique bien entendu elle ait réuni mainte tribu à son troupeau, mais elle l’a fait progressivement et imperceptiblement.

Telle étant ma façon d’entendre l’Hindouisme, je n’ai jamais pu admettre «l’Intouchabilité», que j’ai toujours considérée comme une excroissance maligne. Il est certain qu’elle nous a été transmise depuis des générations, mais c’est le cas de bien des mauvaises pratiques aujourd’hui. J’aurais honte de croire que la consécration des jeunes filles à une prostitution virtuelle fait partie de l’Hindouisme, quoique cette pratique existe encore chez les Hindous dans certaines régions de l’Inde. Je considère que c’est une preuve absolue d’irréligion de sacrifier des chèvres à Kali, et je ne crois pas que cela fasse partie de la religion hindoue. L’Hindouisme s’est développé avec les siècles. Son nom même fut donné à la religion du peuple de l’Hindoustan par des étrangers. Sans aucun doute à une certaine époque, des animaux étaient offerts en sacrifice au nom de la religion. Mais ce n’est pas de la religion; encore moins de la religion hindoue. C’est pourquoi j’imagine que lorsque la protection de la vache devint chez nos ancêtres un article de foi, ceux qui persistèrent à manger du bœuf furent excommuniés. La lutte civile fut probablement féroce. Non seulement les coupables récalcitrants furent boycottés socialement, mais leur faute retomba sur la tête de leurs enfants. Cette mesure fut probablement appliquée au début dans les meilleures intentions, puis elle augmenta de sévérité, et certains versets ajoutés à nos livres saints lui donnèrent un caractère durable que rien ne justifiait et qu’elle ne méritait pas. Que ma théorie soit juste ou non, l’intouchabilité répugne à la raison et à l’instinct de pitié et d’amour. Une religion qui a institué le culte de la vache ne peut vraiment pas admettre cette mise à l’index inhumaine d’êtres humains. J’aimerais mieux être mis en pièces que de renier les classes supprimées. Les Hindous ne mériteront jamais la liberté et ne l’obtiendront jamais s’ils permettent à leur noble religion d’être défigurée par la souillure de l’intouchabilité. Et comme l’Hindouisme m’est plus précieux que l’existence, cette souillure est pour moi un fardeau intolérable. Ne renions pas Dieu en refusant au cinquième de notre race le droit de vivre avec le reste sur un pied d’égalité.

6 octobre 1921

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