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La jeune Inde

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AU PARTI MODÉRÉ

Chers amis,

J’éprouve un véritable chagrin à être séparé de vous par les idées, alors que par mon éducation et par mes associations j’ai été élevé au milieu de ceux que l’on considérait comme Modérés. Les circonstances et mon tempérament ont fait que je n’ai jamais appartenu à aucun des grands partis de l’Inde. Ma vie, néanmoins, a subi beaucoup plus l’influence d’hommes appartenant au parti Modéré que celle du parti Extrémiste: Dadabhai Naoroji, Gokhale, Badruddin Tyabji, Pherozeshah Mehta sont des noms que l’on peut évoquer. Les services qu’ils ont rendus au pays ne pourront jamais s’oublier. Ils ont inspiré un grand nombre d’esprits dans le pays tout entier comme ils m’ont inspiré moi-même. J’ai eu avec plusieurs d’entre vous les rapports les plus agréables. Quelle raison m’a donc arraché à votre groupe pour me jeter dans les bras du parti nationaliste? Comment se fait-il que j’aie plus de choses en commun avec eux? Je ne vois pas que votre affection pour votre pays soit moins grande que la leur. Je me refuse à croire que vous soyez moins disposés à vous sacrifier pour le bien du pays que les Nationalistes. Le parti Modéré peut assurément se dire aussi intelligent, aussi sincère, aussi compétent sinon plus que le parti Nationaliste. La différence provient donc de leurs différents idéaux.

Je ne vais pas vous fatiguer à les discuter. Je vais pour l’instant attirer tout simplement votre attention sur certains points du programme constructif du mouvement de Non-Coopération. Il se peut que le mot ne vous plaise pas. Je sais qu’un grand nombre des points du programme vous déplairont extrêmement; mais si vous admettez que les Non-coopérateurs ont pour leur pays un amour égal au vôtre, n’envisagerez-vous point d’un œil favorable cette partie du programme où il est impossible d’avoir deux opinions? Je pense au fléau de l’alcoolisme. Je vous prie de me croire, si je vous déclare que le pays en général en est révolté. Les malheureux qui sont devenus les esclaves de la boisson ont besoin qu’on les aide à se défendre contre eux-mêmes. Quelques-uns le demandent. Je vous supplie de profiter de la vague de sentiment qui s’est élevée contre le commerce de la boisson. L’agitation a pris naissance spontanément. Croyez-moi, ce qui a le moins d’importance, c’est ce que le pays peut perdre financièrement. Lui-même est impatient de se débarrasser de ce fléau. Aucun pays ne pourra continuer ce commerce devant l’opposition générale et éclairée d’un peuple, comme c’est le cas actuellement dans l’Inde. Quels que soient les excès commis à Nagpur par la foule, la cause était juste. Le peuple était décidé à se délivrer du fléau de l’alcoolisme qui sapait sa vitalité. Vous ne vous laisserez pas influencer par l’argument spécieux qu’il ne faut pas rendre l’Inde sobre par la contrainte et que ceux qui veulent boire doivent en avoir la facilité. Le rôle de l’Etat n’est pas de pourvoir aux vices du peuple. Nous n’autorisons ni ne réglementons des maisons mal-famées, nous n’accordons pas certaines facilités au voleur pour qu’il puisse satisfaire son penchant. Je considère que la boisson est plus condamnable que le vol et peut-être même que la prostitution; d’ailleurs n’est-ce pas souvent la cause de l’un et l’autre? Je vous demande donc de joindre vos efforts à ceux du pays pour supprimer totalement les revenus que l’Etat tire de la boisson et pour abolir les débits. Un grand nombre de débitants accepteraient volontiers de fermer boutique si on leur remboursait ce qu’ils ont payé.

Que dire de l’éducation des enfants? Je me permets de suggérer qu’il est très humiliant pour un pays que ses enfants doivent leur éducation aux revenus tirés de la boisson. Nous mériterons d’être maudits par la postérité si nous ne décidons pas sagement de faire cesser le fléau de l’alcoolisme, dussions-nous pour cela sacrifier l’éducation de nos enfants. Mais ce n’est nullement nécessaire. Je sais que beaucoup d’entre vous se sont moqués de l’idée de rendre l’éducation indépendante financièrement en faisant filer et tisser dans nos écoles et dans nos collèges. Je vous assure que là se trouve la meilleure solution du problème. Le pays ne peut supporter une augmentation d’impôts; ceux qui existent sont déjà trop lourds. Non seulement il nous faut supprimer le revenu provenant de l’opium et de la boisson, mais encore diminuer considérablement les autres si nous voulons combattre le plus rapidement possible la pauvreté croissante des masses.

Ceci m’amène à parler du système actuel de gouvernement. Le pays n’a rien gagné aux Réformes, au contraire. Les dépenses annuelles se sont accrues. Une étude plus sérieuse du système m’a convaincu que tous les à-peu-près tentés pour y remédier n’aboutiront à rien de bon. Une révolution complète, voilà ce qu’il nous faut. Le mot révolution vous déplaît. Ce que je demande n’est pas une révolution sanglante, mais une révolution dans le domaine de la pensée qui amènerait une révision radicale de la façon de vivre dans les services supérieurs du pays. Je dois vous avouer franchement que les appointements de plus en plus élevés qui sont payés aux fonctionnaires dans ces divers services m’effrayent positivement, comme ils vous effraieraient vous-mêmes, je l’espère. Y a-t-il quelque rapport entre l’existence que mènent les gouverneurs et les milliers d’administrés qui gémissent sous leur talon? Les corps meurtris de ces derniers sont le témoignage vivant de ce que j’avance. Vous appartenez maintenant à la classe dirigeante. Qu’on ne dise pas que votre talon est aussi dur que celui de vos prédécesseurs ou de vos collaborateurs. Est-il nécessaire que vous gouverniez de Simla? Est-il nécessaire que vous adoptiez la politique à laquelle vous vous opposiez il y a un an? C’est sous votre régime qu’un homme a été condamné à la déportation perpétuelle à cause de ses opinions. Vous ne pouvez dire pour vous défendre qu’il incitait à la violence car il y a peu de temps vous avez refusé de l’admettre. Les frères Ali se sont excusés de la moindre violence exprimée dans leurs discours. Vous commettez envers le pays une cruelle injustice si vous vous laissez persuader que c’est par crainte des poursuites qu’ils ont fait ces excuses. Un esprit nouveau est né dans le pays. Nous craignons plus le juge qui est en nous-mêmes que celui qui est au dehors.

Ignorez-vous que depuis six mois des jeunes gens à l’âme noble et élevée, vos compatriotes, ont choisi de rester en prison plutôt que de payer un cautionnement qu’ils considéraient comme une honte? C’est sous votre régime que la patience des Moplahs absolument innocents a été mise à une rude épreuve, et jusqu’à présent cette patience ne leur a pas fait défaut. Je serais heureux de croire, comme je le fais vraiment, que vous n’êtes pas responsables des atrocités qui sont perpétrées en ce moment au nom de la paix et de la justice. Mais vous ne voudriez pas que moi ou le public, nous disions que là où vous n’avez pas les yeux bandés vous êtes impuissants! Ceci m’amènerait cependant à parler de nos différents idéaux et je ne dois pas aborder ce sujet à présent. Si le pays peut seulement obtenir que vous l’aidiez à faire cesser le commerce de la boisson, vous ajouterez certainement aux nombreux services que vous avez déjà rendus dans le passé; peut être ce premier pas vous montrera-t-il bien d’autres possibilités.

8 juin 1921.

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