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La jeune Inde

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LA LOI DE LA SOUFFRANCE

Aucun pays ne s’est jamais élevé sans s’être purifié au feu de la souffrance. Pour que les blés poussent, il faut que le grain périsse. La vie sort de la mort. L’Inde peut-elle sortir de son esclavage, sans obéir à la loi éternelle de la purification par la souffrance?

Si l’on en croyait certains, l’Inde accomplirait évidemment sa destinée sans pénible labeur. Ils tiennent surtout à ne pas voir se renouveler les événements du mois d’avril 1919. Ils craignent la Non-Coopération, parce qu’elle entraînera la souffrance d’un grand nombre. Si Hampden s’était tenu ce raisonnement, il n’eût pas refusé de payer l’impôt pour la construction de navires, et Wat Taylor n’eût pas davantage élevé l’idéal de la rébellion. L’Histoire d’Angleterre et l’Histoire de France abondent en exemples d’hommes, qui continuèrent à poursuivre un but qui était juste, sans s’inquiéter de la souffrance entraînée par là. Ils ne s’attardaient pas à réfléchir si des gens ignorants allaient souffrir, sans le vouloir. Pourquoi prétendrions-nous écrire notre Histoire différemment? Nous pouvons, si nous le désirons, profiter des erreurs de nos prédécesseurs pour faire mieux; mais il nous est impossible de supprimer la loi de la souffrance, qui est inhérente à notre être. Le seul moyen de mieux faire serait, si possible, d’éviter qu’il y eût violence de notre côté, afin de hâter ainsi la marche du progrès et d’introduire dans les méthodes de souffrance une pureté plus grande. Si nous le voulons, nous pouvons prendre sur nous de ne pas contraindre le coupable, par la force physique, à plier devant notre volonté comme le font aujourd’hui les Sinn Feiners, ou bien, nous pouvons, par la coercition, obliger nos voisins à adopter nos méthodes, ainsi que certains l’ont fait pour le hartal. Le progrès dépend de la somme de souffrance endurée par la victime. Plus la souffrance est pure, plus le progrès est grand. C’est pourquoi le sacrifice de Jésus suffit à rendre libre un monde accablé de maux. Dans sa marche vers le but, il ne tint pas compte du prix de la souffrance imposée à son prochain, que celui-ci l’ait volontairement endurée ou non. C’est ainsi que les souffrances d’Harishandra suffirent à rétablir le royaume de la vérité. Il devait savoir que ses sujets souffriraient involontairement de son abdication. Il ne s’en inquiéta pas, parce qu’il ne pouvait pas faire autre chose que suivre la vérité.

J’ai déjà dit que je ne déplorais pas tant le massacre de Jallianwala Bagh que le meurtre d’Anglais commis par nous-mêmes et la destruction de biens. Les horribles événements d’Amritsar détournèrent l’attention publique d’horreurs plus grandes, quoique plus lentes, qui avaient lieu à Lahore, où par un lent procédé on tentait de dégrader les habitants. Mais avant de nous élever, nous aurons à supporter maintes fois des procédés semblables, jusqu’au jour où nous aurons appris à souffrir volontairement et à y trouver de la joie. Je suis convaincu que les habitants de Lahore n’ont jamais rien fait pour mériter les insultes cruelles qu’on leur a infligées; jamais ils n’ont fait de mal à un seul Anglais, jamais ils n’ont détruit de biens. Mais un maître obstiné était résolu à broyer l’esprit d’un peuple qui essayait de se débarrasser d’un bât qui le blessait. Et si l’on me disait que tout ceci arrive parce que j’ai prêché le Satyâgraha, je répondrais qu’en ce cas je n’en continuerai à le prêcher qu’avec plus de vigueur, et cela tant qu’il me restera du souffle pour le faire, et je dirais qu’à la prochaine occasion, ils devront répondre à l’insolence d’un O’Dwyer, non pas en ouvrant leurs boutiques sous la menace de ventes forcées, mais en laissant le tyran accomplir sa mauvaise action jusqu’au bout et vendre tout ce qu’ils possèdent, sauf leur âme indomptable. Les Sages de l’antiquité mortifiaient leur chair, pour que leur âme devînt libre et que leur corps pût supporter n’importe quelle souffrance infligée par des tyrans prétendant leur imposer leur volonté. Et si l’Inde désire retrouver son antique sagesse, si l’Inde veut éviter les erreurs de l’Europe, je supplierai ses fils et ses filles de ne pas se laisser tromper par de belles phrases, par les subtilités qui nous emprisonnent, par la crainte des souffrances que l’Inde devra peut-être endurer, mais de considérer ce qui arrive aujourd’hui en Europe et de se rendre compte ainsi qu’il nous faudra souffrir comme l’Europe a souffert, mais non pas faire souffrir les autres. L’Allemagne voulait dominer l’Europe, et les Alliés voulaient faire de même, en écrasant l’Allemagne. L’Europe n’a rien gagné à la chute de l’Allemagne. Les Alliés se sont montrés tout aussi faux, tout aussi cruels, tout aussi avides que l’Allemagne le fut ou l’eût été. L’Allemagne ne serait pas tombée dans l’exagération (hypocritement dévote), que l’on remarque dans un grand nombre des actions des Alliés.

L’erreur que j’ai déplorée l’an dernier ne se rapportait pas aux souffrances infligées au peuple, mais aux fautes qu’il a commises, à la violence employée, toutes choses provenant de ce qu’il n’avait pas suffisamment compris le Message du Satyâgraha. Quel est donc le sens de la Non-Coopération, selon la loi de la Souffrance? Il nous faut accepter volontairement les pertes et les désagréments que nous causera l’obligation de retirer notre appui à un gouvernement qui agit contrairement à notre volonté. Le pouvoir et la fortune sont des crimes, sous un gouvernement injuste. «La pauvreté, en ce cas, dit Thoreau, est une vertu». Il se peut que, dans la période de transition, nous commettions des fautes, que certaines souffrances soient infligées, que nous aurions pu éviter. Tout cela est préférable à l’émasculation de la nation.

Il nous faut refuser d’attendre que le mal soit réparé, que le coupable ait conscience de son iniquité. Il ne faut pas que nous continuions à participer au mal, parce que nous avons peur de souffrir ou de faire souffrir les autres. Nous devons combattre le mal, en cessant d’aider directement ou indirectement celui qui fait le mal.

Lorsqu’un père commet une injustice, le devoir de ses enfants est de quitter le toit paternel; lorsque le directeur d’une institution dirige son école d’après des principes contraires à la morale, le devoir des élèves est de quitter l’école; lorsque le président d’une corporation est corrompu, le devoir des membres de la corporation est de n’avoir aucun rapport avec lui et de s’écarter de sa corruption. Il en est de même lorsqu’un gouvernement commet une grave injustice: celui qui en est le sujet doit lui retirer sa coopération entière ou partielle, jusqu’à ce qu’il l’ait amené à renoncer à son injustice. Dans chacun de ces cas imaginés par moi, il y a un élément de souffrance physique ou morale. La liberté ne saurait s’acquérir qu’à ce prix.

16 juin 1920

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