La jeune Inde
POINT DE VUE MORAL
Dès que nous cessons de nous appuyer sur la morale, nous cessons d’être religieux. On n’a point d’exemple de religion foulant aux pieds la morale. L’homme ne peut être cruel, menteur et incontinent, et avoir Dieu pour lui. A Bombay, les partisans de la Non-Coopération ont perdu leur équilibre moral. Indignés contre les Parsis et les Chrétiens qui prenaient part à la réception du Prince, ils ont voulu leur donner une leçon. Ils allaient au devant de représailles. A partir du 17, ce fut un jeu de bascule où personne ne gagna véritablement et où tout le monde perdit.
Ce n’est pas ainsi que nous arriverons au Swaraj. L’Inde ne veut pas du Bolchevisme, les gens aiment trop la paix pour tolérer l’anarchie. Ils s’inclineront devant celui qui rétablira ce qu’il est convenu d’appeler ordre. Il nous faut reconnaître la psychologie de l’Inde et ne pas chercher si ce désir avide de paix est un vice ou une vertu. Le type du Musulman de l’Inde est différent du Musulman des autres parties du globe; ses rapports avec les Indiens l’ont rendu plus docile que ses coreligionnaires des autres pays. Il ne peut supporter longtemps que sa vie ou sa fortune soient exposés à un danger évident. L’Hindou est d’une douceur légendaire, au point d’en être presque méprisable. Les Parsis préfèrent la paix à la guerre. A dire vrai, nous avons presque mis la religion au service de la paix. Cette mentalité est en même temps notre faiblesse et notre force.
Développons donc ce qu’elle a de meilleur, son côté religieux. Que «nulle» contrainte ne soit exercée en matière de religion. N’est-ce point une religion pour nous d’observer le Swadeshi et par conséquent le Khadi? Si la religion des autres ne le leur ordonne pas d’adopter le Swadeshi, nous n’avons pas le droit de les y contraindre. Nous avons désobéi à la règle universelle exprimée à nouveau dans le Coran... S’il est mal d’exercer de la contrainte quand il s’agit de la religion où nos convictions sont définies, il est plus mal encore de le faire lorsqu’il s’agit de questions de moindre importance.
Tout ce que nous pouvons, c’est de raisonner avec nos adversaires. Le plus loin où il nous soit permis d’aller est de Non-Coopérer avec eux dans la vie privée...
J’avoue que je n’ai pas toujours condamné les persécutions sociales aussi sévèrement que je l’aurais dû. J’aurais pu me séparer du mouvement, lorsque le mal s’est généralisé... Nous sommes devenus plus tolérants; néanmoins une légère coercition subsistait dont je ne tins pas compte pensant qu’elle mourrait d’elle-même. Je m’aperçus qu’à Bombay il n’en était rien. Elle affecta le 17 un caractère virulent.
Nous avons fait du tort à la cause du Califat et en même temps à celle du Pendjab et au Swaraj. Il faut que nous revenions sur nos pas et nous assurions scrupuleusement que les minorités ne soient en aucune façon molestées. S’il plaît aux Chrétiens de porter le chapeau et le pantalon, rien ne doit les en empêcher; si le Parsi tient à conserver son «fenta», il en a le droit absolu; si l’un et l’autre pensent qu’il y va de leur sécurité de s’associer au gouvernement, nous ne pouvons les détacher de leur erreur qu’en faisant appel à leur raison et non en leur cassant la tête. Plus nous voudrons contraindre, plus la sécurité du gouvernement sera grande, quand ce ne serait que parce que ce dernier possède des armes coercitives plus puissantes que les nôtres. Si nous avons recours à une coercition plus grande que celle du gouvernement, nous rendrons simplement l’Inde plus esclave qu’elle ne l’est déjà.
Le Swaraj, c’est la liberté pour chacun, pour le plus humble d’entre nous, de faire ce qu’il lui plaît, sans qu’aucun obstacle matériel soit mis en travers de cette liberté. La Non-Coopération non-violente est la méthode par laquelle nous développons l’opinion publique la plus libre et la mettons en valeur. Quand il y a complète liberté d’opinion, celle de la majorité doit faire loi. Si nous faisons partie de la minorité, nous pouvons nous montrer dignes de notre religion en lui demeurant fidèle malgré la pression exercée sur nous... Par notre folie, ne retardons pas l’heure du progrès.
24 novembre 1921.