La jeune Inde
PROGRAMME DE NON-COOPÉRATION
Première phase.
Le Comité de Non-Coopération a inclus, dans la première phase du programme de Non-Coopération, le boycottage des tribunaux par les magistrats et des écoles et collèges universitaires de l’Etat par les parents ou les étudiants. Je sais que seule ma réputation de travailleur et de combattant m’a empêché d’être accusé ouvertement de démence pour avoir conseillé le boycottage des tribunaux et des écoles.
J’ose prétendre cependant qu’il y a quelque méthode dans ma folie. Il n’est pas nécessaire de beaucoup réfléchir pour se rendre compte que par les Tribunaux un gouvernement établit son autorité, et que par ses écoles qu’il forme les employés et autres fonctionnaires. Ce sont deux institutions saines lorsque le gouvernement qui en a la responsabilité est relativement juste. Mais lorsque le gouvernement est injuste, elles deviennent des pièges mortels.
En ce qui concerne les magistrats, aucun journal n’a attaqué ma manière de voir sur la Non-Coopération avec autant d’opiniâtreté que le Leader d’Allahabad. Il a tourné en dérision l’opinion que j’ai exprimée sur les magistrats dans le petit livre Le Home Rule Indien, écrit par moi en 1918. Mes opinions n’ont point changé et si j’en trouve le temps j’espère les développer dans ces colonnes. Je m’en abstiens pour l’instant, mes vues personnelles n’ayant rien à voir avec le conseil que j’ai donné aux magistrats de suspendre leurs fonctions. Je propose que la Non-Coopération leur demande d’abandonner leur charge. Personne peut-être ne coopère autant qu’eux avec le Gouvernement, par l’intermédiaire des Tribunaux. Ils interprètent la loi auprès du peuple et soutiennent ainsi l’autorité... On prétend que ce sont les magistrats qui ont lutté contre le gouvernement avec le plus d’énergie. Il est possible que ce soit vrai en partie, mais cela ne répare pas le mal qu’ils font et qui est inhérent à leur profession. Et par conséquent, lorsque la nation cherche à paralyser le gouvernement, il faut que cette profession cesse d’exercer. Mais, disent les critiques, le gouvernement sera enchanté de voir les avocats et les plaideurs tomber dans le piège que je leur tends. Je ne le crois pas. Ce qui peut être vrai en temps ordinaire ne l’est pas en temps extraordinaire. En temps normal le gouvernement peut s’irriter contre les magistrats qui blâment vigoureusement ses méthodes et ses manières de faire, mais en face d’une action vigoureuse, il ne tiendra pas à perdre l’appui que lui donne, par l’exercice de sa profession au tribunal, un seul de ses magistrats.
En outre, dans mon plan d’action, suspendre ses fonctions ne veut pas dire rester dans l’inertie. Les magistrats ne doivent pas se retirer pour prendre du repos. Il leur faudra persuader à leurs clients de boycotter les tribunaux. Ils improviseront des cours d’arbitrage pour régler les différends. Une nation qui veut forcer à la justice un gouvernement qui s’y refuse n’a guère le temps d’avoir des querelles individuelles. Les avocats devront le faire comprendre à leurs clients. Nos lecteurs ignorent probablement que pendant la guerre récente les magistrats les plus célèbres de l’Angleterre suspendirent leurs fonctions. Ceux qui abandonnèrent pour un temps leur profession consacrèrent leur journée entière au travail, au lieu de ne travailler que pendant leurs heures de loisir. La vraie politique n’est pas un jeu. Feu M. Gokhale déplorait que nous ne fussions pas arrivés à traiter la politique comme autre chose qu’un passe-temps. Nous n’imaginons point ce que notre pays a perdu pour avoir laissé des amateurs mener la bataille contre une bureaucratie entraînée, sérieuse et travailleuse.
Les critiques disent ensuite que les magistrats mourront de faim s’ils abandonnent leur profession. Ceci ne saurait être le cas pour les Sinhas[68] de la profession. De temps à autre ils cessent leur travail pour visiter l’Europe ou pour d’autres raisons. A ceux qui gagnent juste de quoi vivre, s’ils sont des hommes de bonne foi, chaque Comité Local du Califat pourra remettre des honoraires en échange de leur travail.
Maintenant quant aux Ecoles, je considère que si nous n’avons pas le courage d’interrompre l’instruction de nos enfants nous ne méritons pas de vaincre.
La première phase comprend l’abandon des titres et des distinctions. A dire vrai un gouvernement n’accorde pas de distinctions sans exiger plus que ces distinctions ne valent. Celui qui les gaspillerait serait bien mauvais ou bien extravagant. Sous un gouvernement qui dépend en grande partie de la volonté du peuple nous donnons notre existence pour recevoir un colifichet en symbole de nos services. Sous un gouvernement injuste qui brave la volonté du peuple, les riches Jagirs deviennent un signe de servitude et de déshonneur. Si on les considère ainsi, les écoles doivent être abandonnées sans un moment d’hésitation.
Pour moi, le plan tout entier de la Non-Coopération permet entre autres choses de juger de l’intensité, et de l’étendue de nos sentiments. Sommes-nous disposés à souffrir? On a dit qu’il ne fallait pas s’attendre à ce que les possesseurs de titres répondent facilement à notre appel, parce qu’ils ne se sont jamais occupés des affaires nationales et que leurs distinctions ont été acquises trop chèrement pour les sacrifier ainsi. Je laisse l’argument à ceux qui l’emploient et j’ajoute: Et les parents des enfants? et les étudiants? Eux n’ont aucun rapport intime avec le gouvernement. Sentent-ils ou ne sentent-ils pas assez profondément pour sacrifier leurs études? Je prétends d’ailleurs qu’il n’y a pas de sacrifice à boycotter les écoles. Nous sommes inaptes à non-coopérer si nous ne sommes même pas capables d’organiser notre éducation d’une façon absolument indépendante du gouvernement. Chaque village devrait se charger d’organiser l’éducation de ses enfants. Je ne voudrais pas dépendre de l’aide du gouvernement. Si le réveil est véritable, il n’y aura pas lieu d’interrompre les études de la jeunesse un seul jour. Les maîtres qui dirigent actuellement les écoles du gouvernement, s’ils ont assez de caractère pour démissionner, pourront organiser les écoles nationales et enseigner à nos enfants les choses dont ils ont besoin et ne pas faire de la majorité d’entre eux des commis quelconques. Je compte sur Aligarh College pour donner l’exemple. L’effet moral produit en vidant nos Madrassas sera immense. Je suis persuadé que les parents et les étudiants hindous suivront l’exemple de leurs frères musulmans.
En vérité quelle plus noble éducation que de voir parents et étudiants placer leurs sentiments religieux au-dessus de la connaissance des belles-lettres. S’il était impossible d’organiser immédiatement l’enseignement littéraire des jeunes gens que l’on ferait sortir des écoles, ce leur serait un excellent entraînement de travailler comme volontaires pour la cause qui leur a fait quitter les écoles du gouvernement. Selon moi il en est pour la jeunesse comme pour les magistrats; se retirer ne veut pas dire mener une existence indolente; les jeunes gens qui quitteront leurs écoles devront chacun selon ses aptitudes, prendre part à l’agitation.
11 août 1920