La jeune Inde
NOS SŒURS TOMBÉES
C’est à Cocanada dans la province d’Andhra que j’eus pour la première fois l’occasion de rencontrer ces femmes qui gagnent leur vie en se prostituant. L’entrevue ne dura que quelques instants, et elles n’étaient guère plus d’une demi-douzaine. La seconde fois je les rencontrai à Barisal où plus de cent s’étaient réunies pour me voir. Elles m’avaient écrit auparavant, me demandant de leur accorder une entrevue et m’informant qu’elles étaient devenues membres du Congrès et avaient souscrit au Fonds Swaraj, mais qu’elles ne comprenaient pas pourquoi je leur conseillais de ne pas chercher à faire partie des divers comités du Congrès. Elles terminaient en me disant qu’elles désiraient me consulter, au sujet de leur avenir. Celui qui me remit leur lettre le fit avec quelque hésitation, ne sachant s’il me serait agréable ou désagréable de la recevoir. Je le mis à son aise, en lui affirmant que je considérais comme un devoir d’aider mes sœurs tombées si j’en avais le moyen.
Le souvenir des deux heures que je passai avec elles m’est précieux. Elles m’apprirent qu’elles étaient environ 350 au milieu d’une population de 20.000 personnes, hommes, femmes et enfants. Elles sont l’opprobre des hommes de Barisal; et plus tôt Barisal pourra y remédier, mieux cela vaudra pour sa réputation. Ce qui existe à Barisal existe également, je le crains, dans toutes les autres grandes villes. Je cite par conséquent Barisal uniquement pour me faire mieux comprendre. L’honneur d’avoir songé à servir ces sœurs tombées revient à quelques jeunes gens de cette ville. J’espère qu’à Barisal reviendra également l’honneur d’avoir supprimé le mal.
De tous les maux dont l’homme s’est rendu responsable il n’en est point de plus abject, de plus honteux et de plus brutal que sa façon d’abuser de ce que je considère comme la meilleure moitié de l’humanité: le sexe féminin, non le sexe faible. C’est à mon avis le plus noble des deux, car même aujourd’hui il incarne le sacrifice, la douleur silencieuse, l’humilité, la foi et la connaissance. L’intuition de la femme est souvent plus juste que l’arrogante présomption de l’homme s’attribuant un savoir supérieur. Ce n’est pas sans raison que Sita est placée au-dessus de Rama et Radha au-dessus de Krishna. Ne nous abusons pas en croyant que ce jeu vicieux fasse partie de notre évolution, parce qu’il prédomine, et que parfois même il est reconnu et réglementé par l’Etat dans l’Europe civilisée. Ne perpétuons pas le vice en citant des précédents comme excuse. Dès l’instant où nous copierions servilement le passé que nous ne connaissons pas entièrement, et cesserions de distinguer entre la vertu et le vice, nous cesserions d’exister. Nous sommes les héritiers de tout ce qu’il y eut de plus noble et de meilleur dans l’antiquité. Nous ne devons pas déshonorer notre héritage, en multipliant les erreurs du passé. Dans une Inde qui se respecte, la vertu de toute femme ne doit-elle pas importer à tout homme autant que celle de sa propre sœur? Le Swaraj signifie que nous sommes capables de considérer tous les habitants de l’Inde comme nos frères et nos sœurs.
Aussi, en tant qu’homme, je baissai la tête de honte devant cette centaine de sœurs. Quelques-unes étaient âgées, la plupart avaient de vingt à trente ans, et deux ou trois n’étaient que des fillettes d’une douzaine d’années à peine. Elles me dirent qu’à elles toutes elles avaient six filles et quatre garçons. Les filles étaient élevées pour la même vie, à moins qu’autre chose ne se présentât pour elles. La pensée que ces femmes considéraient leur sort comme irréparable vous donnait un coup de poignard au cœur. Et cependant, elles étaient intelligentes et modestes. Elles parlaient avec dignité, leurs réponses étaient franches et saines; pour l’instant, elles étaient aussi résolues que tout Satyagrahi. Onze d’entre elles promirent de se mettre à filer et à tisser dès le lendemain, si on les y aidait. Les autres me dirent qu’elles allaient réfléchir, parce qu’elles ne voulaient pas me tromper.
Voilà une tâche pour les citoyens de Barisal. Voilà une tâche pour tous les serviteurs de l’Inde, hommes et femmes. S’il y a 350 sœurs malheureuses pour une population de 20.000 habitants il y en existe peut-être 5.250.000 dans l’Inde. J’ose espérer pourtant que les 4/5 de la population de l’Inde qui vit dans les villages et s’occupe uniquement d’agriculture ignore ce vice. Le chiffre le plus bas serait donc dans l’Inde de 1.050.000 femmes obligées de se prostituer pour vivre. Avant qu’il nous soit possible de détourner ces femmes de leur avilissement, deux conditions sont essentielles. Il faut que les hommes apprennent à dominer leurs passions, et que l’on trouve pour ces femmes une occupation leur permettant de gagner leur vie honorablement. Le mouvement de Non-Coopération n’a aucun sens, s’il ne nous purifie et ne nous aide à réprimer nos mauvaises passions. Le rouet et le métier sont les deux seules occupations qu’elles puissent toutes entreprendre sans encombrer le marché. La plupart n’ont pas songé au mariage. Elles furent d’accord là-dessus. Il faut donc qu’elles deviennent les véritables Sannyasinis (vestales) de l’Inde. N’ayant d’autre souci que de servir, elles pourront filer tant qu’elles voudront. Si un million cinq cent mille femmes sont occupées chaque jour à filer avec diligence pendant huit heures, ce sera pour l’Inde appauvrie un nombre égal de roupies. Ces sœurs m’ont dit qu’elles gagnaient au moins deux roupies par jour, seulement elles ont admis qu’il leur fallait pour éveiller la passion de l’homme beaucoup de choses, dont elles n’auraient plus besoin lorsqu’elles se seraient mises à tisser et qu’elles auraient repris une existence normale. Lorsque j’eus fini de leur parler individuellement, elles savaient, sans que j’aie eu besoin de le leur dire, pourquoi elles ne pouvaient faire partie des Comités du Congrès tant qu’elles n’auraient pas abandonné leur vie de péché. Nul ne peut officier à l’autel du Swaraj, s’il n’a les mains nettes et le cœur pur.
15 septembre 1921.